Dans un entretien récent sur Fréquence Populaire, Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE, dresse un portrait sans concession d’un monde en pleine mutation géopolitique. Son analyse met en lumière l’émergence d’un ordre multipolaire dominé par les BRICS, le rôle disruptif de Donald Trump, et la marginalisation croissante de l’Europe, figée dans des schémas obsolètes. Ce constat, fondé sur des observations géopolitiques et de renseignement, appelle à une refondation urgente des institutions internationales et met en garde contre les risques d’un retour des néoconservateurs aux États-Unis.
Un monde multipolaire définitif : les prémices deviennent réalité
Alain Juillet affirme que le basculement vers un monde multipolaire, pressenti il y a un an, s’est accéléré de manière spectaculaire depuis l’arrivée de Trump au pouvoir. « Ce qu’il y a eu de fascinant depuis l’arrivée de Trump, c’est qu’en quelques semaines, en quelques mois, il a complètement bouleversé le système », explique-t-il. Les pôles de puissance – États-Unis, Chine, Inde, Russie, et les BRICS en général – poursuivent chacun leur vision indépendante, refusant toute imposition unilatérale. Les BRICS, avec des membres comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie et l’Éthiopie, représentent un bloc hétérogène mais uni dans sa quête d’autonomie, surpassant un G7 en déclin, ne pesant plus que 29 % du PIB mondial, dominé à 51 % par les États-Unis.
Ce groupe bâtit un contre-modèle civilisationnel, avec des institutions économiques alternatives qui remettent en cause la suprématie du dollar et du G7, imposant une nouvelle logique commerciale.
Alain Juillet note que ces nations affirment leur volonté d’indépendance financière, monétaire et diplomatique. « Le jour où ils font un pool de monnaies, et c’est en cours, on va voir que le dollar est sérieusement touché », prédit-il, soulignant l’intérêt de Trump pour les cryptomonnaies comme parade. L’Occident répond par la sanction, l’exclusion ou la guerre, mais cette dynamique est irréversible, marquée par la montée en puissance des BRICS et le déclin des institutions multilatérales.
l’Europe : un combat d’arrière-garde face à la réalité
Les Européens sont les seuls à ne pas avoir intégré ce changement, selon Juillet. « Les seuls qui semblent pas l’avoir compris, c’est les Européens », dit-il, les accusant de rester alignés sur une vision néoconservatrice américaine datant de « 2-3 ans ». L’hégémonie américaine qui structurait l’ordre international depuis 1945 touche à sa fin, et l’Europe refuse de voir qu’elle n’est plus au centre du jeu. Elle ne propose ni vision, ni autonomie, ni souveraineté réelle, s’accrochant à un ordre qui n’existe plus. Alain Juillet s’interroge sur cette inertie, malgré de bons services de renseignement, et prédit que l’Europe sera forcée de basculer, mais au prix d’une marginalisation accrue. Elle mène un « combat d’arrière-garde » dans un monde où les équilibres se redéfinissent, risquant de devenir une périphérie dépendante.
Cette paralysie stratégique pourrait coûter très cher, avec des pays comme l’Espagne ou l’Italie se distançant déjà des positions belliqueuses sur l’Ukraine ou Israël, tandis que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni persistent dans un « ridicule achevé ».
Les États-Unis divisés : le pari de Trump contre les néoconservateurs
Alain Juillet voit en Trump un acteur clé de cette multipolarité. Élu par les classes moyennes et pauvres du Midwest, Trump parie sur un retour économique intérieur : « Je vais ramener du pouvoir d’achat et du travail aux États-Unis. » Son succès dans trois ans déterminera si l’Amérique s’oriente définitivement vers l’isolationnisme ou si les néoconservateurs reviennent, potentiellement menant à des conflits. « Si les néoconservateurs revenaient au pouvoir, on aura de toute manière le reste du monde qui aura changé », avertit-il. Le clivage qui déchire les États-Unis accentue l’instabilité globale, avec une faction prônant un repli économique pour restaurer la puissance intérieure, et l’autre, néoconservatrice – souvent issue de l’Est européen et animée par une revanche contre la Russie – poussant vers une confrontation systématique avec les puissances émergentes. Ce tiraillement complique leur politique étrangère, rend les alliances incertaines, et affaiblit leur crédibilité. Alain Juillet note que l’Europe a adopté cette vision néoconservatrice, même sous Biden, devenant plus rigide que les Américains eux-mêmes. Trump, au contraire, privilégie la négociation économique : « Trump pense qu’on peut résoudre les affaires par l’économie. »
Les institutions internationales à bout de souffle : vers une refondation ?
Les organisations comme l’ONU et l’OMC sont inefficaces, selon Alain Juillet. L’ONU n’intervient pas en Ukraine, au Moyen-Orient ou au Congo – une « catastrophe humanitaire épouvantable » avec des millions de morts et de viols comme arme de guerre, ignorée pour des intérêts miniers anglo-saxons. « On n’échappera pas à une redéfinition des organisations internationales », insiste-t-il.
L’ONU et l’OMC, piliers de la stabilité mondiale, sont aujourd’hui contestées, vidées de leur autorité réelle, et doivent être refondées pour survivre.
Alain Juillet pointe les violations du droit international par l’Occident (Balkans, Libye, Irak), qui ont ouvert la boîte de Pandore. Les BRICS défendent un respect des règles, contrairement à un Occident qui impose sa loi.
Les conflits actuels : frictions d’un monde en transition
Les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient illustrent cette transition. En Ukraine, Alain Juillet voit une guerre inévitable due à des doctrines américaines (Brzezinski) et des avertissements russes ignorés. « C’est inévitable à moins que chacun accepte de dire non », dit-il, critiquant l’acharnement néoconservateur. L’incapacité à gérer les crises majeures, comme en Ukraine ou à Gaza, montre l’impuissance croissante des institutions, accélérant la désagrégation du cadre multilatéral et poussant les puissances à s’armer, à s’aligner ou à se désengager. Pour Israël-Iran, il blâme l’ego de Netanyahou et sa fuite en avant pour éviter la prison, basculant le monde contre Israël. Trump a imposé une paix fragile, évitant une guerre générale. Ces conflits ouverts marquent la réémergence brutale des tensions dans un ordre qui n’existe plus.
Perspectives : dissuasion nucléaire et inévitables tensions
Alain Juillet ne croit pas à un monde en paix permanente : « Il y aura toujours des moments de tension. » Mais la dissuasion nucléaire reste un verrou : « Je ne crois pas une seconde à la guerre nucléaire. » Malgré le chaos, cette « balance de la terreur » impose la prudence, bien que sa durabilité soit incertaine.
En conclusion, le constat d’Alain Juillet est clair : l’Europe, spectatrice de sa marginalisation, doit s’adapter à un monde multipolaire dominé par les BRICS et une Amérique trumpienne. Sans refondation, elle risque l’isolement dans un ordre mondial où les normes ne sont plus exclusivement occidentales.
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