Une solution miracle ou un outil de censure accrue ?
Le paysage numérique, toujours plus complexe et sous l’emprise des géants technologiques, pousse l’Union européenne (UE) à envisager la création d’une nouvelle agence chargée de veiller à l’application des règles en vigueur, comme le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). Cette proposition, mentionnée dans un article récent d’Euractiv, provient de think tanks basés à Bruxelles et a fait l’objet de débats lors de la réunion des ministres du Numérique du groupe D9+ à Lisbonne en octobre 2025.
Mais s’agit-il d’une solution miracle pour corriger les failles actuelles, ou bien d’une strate bureaucratique de plus qui pourrait non seulement exacerber les tensions internes, mais aussi favoriser une censure généralisée sous prétexte de combattre la désinformation ?
Une analyse critique met en évidence des arguments convaincants dans les deux camps, tout en soulignant de sérieux questionnements sur la viabilité politique, les effets concrets de cette réforme, et particulièrement les risques qu’elle fait peser sur la liberté d’expression.
Le contexte : Un cadre réglementaire en pagaille
L’UE s’est positionnée comme un leader mondial en matière de régulation numérique avec l’adoption du DSA et du DMA en 2022, visant à créer théoriquement un espace numérique plus sûr et équitable. Ces textes imposent des obligations aux plateformes en ligne pour protéger les droits des utilisateurs, lutter contre les contenus illégaux et promouvoir la concurrence. Cependant, leur application reste fragmentée : la Commission européenne supervise les grandes plateformes, tandis que les autorités nationales gèrent la protection des données, les droits des consommateurs et l’intelligence artificielle (IA). Des organismes comme le Comité européen de la protection des données ajoutent à cette mosaïque, rendant la coopération laborieuse et les interprétations divergentes.
Les retards dans l’application des sanctions – par exemple, contre Apple et Meta pour non-conformité au DMA – illustrent les vulnérabilités du système actuel. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, est critiquée pour avoir temporisé face aux pressions géopolitiques, notamment des États-Unis sous Donald Trump, qui accuse l’UE de cibler injustement les entreprises américaines. Dans ce contexte, la proposition d’une agence unique vise à centraliser la surveillance, en fusionnant les compétences sans altérer l’équilibre des pouvoirs entre Bruxelles et les capitales nationales. Pourtant, cette centralisation pourrait ouvrir la porte à un contrôle accru sur les contenus, transformant l’agence en un « comité théodule » facilitant la censure sous couvert de régulation.
Les arguments en faveur : Vers une régulation plus efficace et indépendante ?
Les partisans, comme les think tanks Centre for Future Generations (CFG) et Centre on Regulation in Europe, plaident pour une simplification radicale. Maria Koomen, chercheuse au CFG, argue qu’une agence indépendante amortirait les décisions face aux priorités législatives et aux tensions géopolitiques, évitant les conflits d’intérêts. Alexandre de Streel propose un modèle collaboratif entre un organisme européen et les autorités nationales, rationalisant les ressources et uniformisant l’application des règles.
Sur les réseaux sociaux, des voix soutiennent cette idée en la comparant à un régulateur unique comme la SEC américaine, étendu aux marchés boursiers et crypto, pour réduire la bureaucratie. Des pays comme la France, l’Allemagne et l’Italie appuient cette centralisation, voyant en elle un moyen de renforcer la souveraineté numérique européenne face aux oligopoles tech. Le Bruegel Institute va plus loin, appelant à une « European Digital Authority » indépendante pour protéger les évaluations de conformité des influences extérieures. En théorie, cela pourrait accélérer les sanctions et harmoniser les normes, rendant l’UE plus attractive pour les investissements tout en protégeant les consommateurs. Cependant, cette vision optimiste masque les risques d’un outil qui, sous prétexte de protection, pourrait étouffer les voix dissidentes.
Les arguments contre : Risques de centralisation, d’inefficacité et d’atteinte à la liberté d’expression
Critiquer cette proposition revient à pointer ses faiblesses structurelles, mais aussi ses dangers pour les libertés fondamentales.
Politiquement, une agence centralisée risque de provoquer une perte de souveraineté pour les États membres, comme l’ont exprimé le Luxembourg et l’Irlande, qui craignent pour leurs hubs financiers.
Le document préparatoire du D9+ a été édulcoré, passant d’une agence à un simple renforcement de la coordination, signe de résistances internes.
Sur le plan des libertés, des ONG comme l’Electronic Frontier Foundation soulignent que le DSA et le DMA, malgré leurs outils pour un internet plus juste, posent des défis d’implémentation, potentiellement transformant les plateformes en censeurs étatiques. Des figures publiques, via des pétitions, dénoncent le DSA comme une « infrastructure de censure pan-européenne », où des « signaleurs de confiance » non démocratiquement élus décident des contenus illégaux ou nuisibles. Une agence unique pourrait amplifier cela, centralisant le pouvoir et favorisant une uniformité qui étouffe la diversité culturelle et les innovations locales. Pire, elle risque de devenir un instrument pour un assaut final contre la liberté d’expression, comme le craignent certains observateurs qui voient dans les initiatives d’Emmanuel Macron et de l’UE une volonté de reprendre le contrôle des flux d’information. Par exemple, les appels à bannir les comptes anonymes, à imposer une transparence algorithmique draconienne et à exclure les plateformes non conformes sont perçus comme des mesures totalitaires qui, sous couvert de lutter contre la « dégénérescence démocratique », répriment les voix dissidentes sur les réseaux sociaux comme X ou TikTok.
Ces critiques s’étendent aux attaques répétées contre les réseaux sociaux, accusés de propager des contenus émotionnels ou extrêmes, menant à une censure extrajudiciaire via des lois comme le DSA, qui impose des amendes massives pour « risques systémiques » tels que la désinformation.
Cela crée une « police de la pensée » où les autorités décident de ce qui est acceptable, supprimant souvent des opinions légitimes sur des sujets sensibles comme l’immigration ou les identités, au profit d’un narratif dominant.
De plus, certaines ONG, financées par des gouvernements occidentaux et des institutions européennes, mènent une guerre de l’information sous le faux prétexte de combattre la désinformation. Elles produisent des rapports qui marginalisent les médias indépendants et les figures d’opposition, en les accusant de propagande étrangère, tout en collaborant avec des entités comme le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) pour imposer un monopole narratif aligné sur les intérêts géopolitiques. Cette nouvelle agence risquerait ainsi de faciliter une censure accrue, en étouffant les perspectives alternatives et en transformant la régulation en outil de répression, sapant le journalisme libre et favorisant une uniformité idéologique.
De plus, l’histoire de l’UE montre que les nouvelles agences, comme l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE), n’ont pas toujours résolu la fragmentation. Au contraire, elles ajoutent de la complexité. Des experts comme Guy Verhofstadt ont autrefois appelé à un régulateur tech unique, mais critiqué pour son potentiel contrôle excessif sur internet. Face aux pressions américaines – Trump menaçant de tarifs douaniers – une agence indépendante pourrait sembler une concession plutôt qu’une force.
Implications plus larges : une Europe numérique souveraine ou divisée ?
Cette proposition s’inscrit dans un « reset réglementaire » plus large, comme le recommande le Centre for European Reform, pour contrer les pressions externes et renforcer l’application du DSA et DMA. Pourtant, des discussions sur les réseaux sociaux révèlent une fracture : tandis que certains voient en l’ESMA (European Securities and Markets Authority) un modèle pour un régulateur crypto et boursier, d’autres craignent une « humiliation » pour l’UE face aux oligarchies tech américaines.
Cette agence risque donc de devenir un symbole d’inefficacité bureaucratique plutôt qu’un outil de souveraineté. Sans un mandat clair et des ressources adéquates, elle pourrait perpétuer les retards actuels, tout en aggravant les menaces sur la liberté d’expression par une centralisation qui facilite la suppression des contenus non alignés.
Un pari risqué qui mérite un débat approfondi
Plutôt que de centraliser davantage, l’UE devrait peut-être renforcer les mécanismes existants et investir dans une innovation autochtone, tout en protégeant véritablement la liberté d’expression contre les assauts réglementaires. Sans cela, cette réforme pourrait n’être qu’une illusion, laissant l’Europe vulnérable face aux géants tech, aux divisions internes, et à une érosion progressive des droits fondamentaux. Un débat transparent, impliquant tous les parties prenantes, est essentiel pour éviter un échec coûteux et potentiellement liberticide.


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