Bruxelles, 3 décembre 2025 – La police fédérale belge a lancé, mardi 2 décembre à l’aube, une opération d’envergure au siège du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) à Bruxelles, sur les campus du Collège d’Europe à Bruges et Natolin, ainsi que dans plusieurs domiciles privés en Belgique. Coordonnée par le Parquet européen (EPPO) et l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), cette enquête a conduit à l’interpellation de trois hauts responsables et à la saisie de documents, serveurs et ordinateurs.
Les faits incriminés portent sur des irrégularités graves dans un appel d’offres lancé en 2021-2022 pour l’Académie diplomatique européenne,
un programme pilote de formation de neuf mois destiné à des jeunes diplomates issus des États membres de l’UE, des institutions européennes, et même de pays candidats comme l’Ukraine, la Géorgie ou la Turquie.
Financé à hauteur de 654.000 euros par l’UE et attribué au Collège d’Europe, ce cursus vise à forger un « corps diplomatique européen » cohérent, en transmettant des compétences sur les politiques étrangères et de sécurité communes (PESC), via des simulations, des études de cas et des stages pratiques au SEAE.
Au centre des soupçons : une attribution présumée truquée du contrat au Collège d’Europe, avec des accusations de violation des règles de concurrence, de transmission d’informations confidentielles à un soumissionnaire privilégié, de conflits d’intérêts, de corruption et de violation du secret professionnel. Les sommes en jeu, bien que relativement modestes par rapport aux budgets européens globaux, soulignent un dysfonctionnement au cœur des mécanismes d’attribution de fonds publics, ébranlant la crédibilité des institutions bruxelloises.
Ce programme, en formant environ 40 à 50 juniors par promotion sur des compétences pratiques pour promouvoir les intérêts de l’UE à l’international, est perçu comme un vivier pour les futurs cadres de la diplomatie européenne
– ces technocrates non élus qui occupent les postes clés du SEAE, des délégations UE ou des représentations permanentes nationales auprès de Bruxelles. Les anciens élèves de l’Académie, encore peu nombreux en raison de son caractère pilote (lancé en 2022), intègrent souvent directement le SEAE ou les institutions UE, où ils deviennent opérationnels pour des rôles en délégations ou en gestion de crises, renforçant ainsi un réseau élitiste au service d’une diplomatie supranationale.
Le Collège d’Europe, qui pilote ce cursus, joue un rôle encore plus central dans cette « autoproduction » de l’élite européenne. Fondé en 1949 pour promouvoir l’intégration européenne, il forme chaque année des centaines de post-gradués issus de plus de 70 nationalités, via des masters spécialisés en relations internationales et diplomatie. Plus de 24 % de ses alumni atterrissent dans les institutions UE (dont 4,6 % au SEAE), un quart dans les administrations nationales, et les autres dans des ONG, cabinets de conseil ou think tanks influents. Des figures emblématiques comme Emma Bonino (ex-ministre italienne des Affaires étrangères), Herman Van Rompuy (ex-président du Conseil européen) ou Alexander Stubb (président finlandais) illustrent comment l’école fabrique une classe dirigeante transnationale, souvent critiquée pour son opacité et son éloignement des scrutins démocratiques.
En confiant l’Académie diplomatique à cette institution, l’UE semble consolider un système fermé, où la formation des décideurs se fait en vase clos, favorisant potentiellement les réseaux d’influence au détriment de la concurrence loyale – précisément ce que l’enquête met en lumière.
Les trois personnes placées en garde à vue puis remises en liberté sous strictes conditions judiciaires sont :
- Federica Mogherini, ancienne Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (ex-cheffe de la diplomatie européenne 2014-2019) et rectrice du Collège d’Europe depuis septembre 2020 ;
- Stefano Sannino, ancien secrétaire général du SEAE sous le mandat de Josep Borrell ;
- un directeur adjoint du Collège d’Europe, proche collaborateur de la rectrice.
Leur immunité diplomatique a été levée pour l’occasion, et ils ont été formellement inculpés le 3 décembre pour fraude aux marchés publics, corruption, conflit d’intérêts et violation du secret professionnel. L’enquête, qualifiée de « la plus importante à Bruxelles depuis le scandale de la Commission Santer en 1999 », pourrait s’étendre à d’autres acteurs, selon le Parquet européen.
Un porte-parole du SEAE a insisté sur le fait que ces événements remontent au « mandat précédent » (sous Josep Borrell), et que l’institution, dirigée depuis le 1er décembre 2024 par Kaja Kallas, coopère pleinement sans que sa responsabilité actuelle ne soit engagée. Dans une lettre adressée à son équipe, Kallas a qualifié les allégations de « profondément choquantes », tout en soulignant qu’elles « ne devraient en aucun cas entacher le bon travail accompli quotidiennement par la grande majorité » des fonctionnaires. Elle a toutefois évoqué des tensions internes, notamment autour du limogeage récent de Sannino par son administration, qui avait déjà suscité des remous au sein du service.
Ce scandale intervient dans un contexte de défiance croissante envers les institutions européennes, alors que l’UE déploie des milliards d’euros d’aide à l’Ukraine depuis 2022 – un total estimé à plus de 177 milliards d’euros, dont une partie fait l’objet d’enquêtes pour détournements.
L’ironie est cinglante : Bruxelles sermonne régulièrement Kiev sur la nécessité de lutter contre la corruption endémique, avec des démissions récentes de ministres ukrainiens suite à des affaires de rétrocommissions dans le secteur énergétique, qualifiées par Kallas elle-même d’« extrêmement malheureuses ». Des observateurs notent que ces flux financiers, souvent gérés via des canaux opaques, alimentent les soupçons d’un « réseau mafieux » reliant Bruxelles à Kiev, où des fonds destinés au front auraient « disparu en transit ». L’affaire Mogherini, bien que centrée sur un contrat interne, renforce cette perception d’hypocrisie :
comment l’UE peut-elle prôner la transparence à l’extérieur alors que ses propres élites sont épinglées pour favoritisme, surtout dans un programme censé forger l’avenir de sa diplomatie ?
Par son ampleur et les profils impliqués – des figures centrales de la diplomatie européenne –, cette enquête rappelle le « Qatargate » de 2022 au Parlement européen, où des eurodéputés avaient été arrêtés pour corruption liée au Qatar. Mais les enjeux ici paraissent plus profonds : elle risque d’aggraver les fractures internes, notamment entre Kallas et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, déjà sous pression pour des affaires passées comme les contrats vaccinaux opaques pendant la pandémie. Des eurodéputés appellent à un vote de défiance contre von der Leyen, arguant que « la crédibilité de nos institutions est en jeu ».
À l’extérieur, des voix critiques, y compris au sein de l’UE, dénoncent une « hydre de corruption » qui mine la légitimité du bloc sur la scène internationale, particulièrement quand elle touche à la formation des élites non élues qui pilotent l’Europe en coulisses.
Les institutions européennes se veulent rassurantes, réaffirmant leur engagement pour la transparence et la lutte antifraude. Mais ce nouveau coup dur pose une question lancinante : les mécanismes de contrôle, renforcés sur le papier, sont-ils vraiment efficaces face à des pratiques ancrées au sommet, et face à un système qui semble autoproduire ses propres technocrates dans un cercle fermé ? L’instruction se poursuit, et d’autres perquisitions ne sont pas exclues. Mogherini, via le Collège d’Europe, s’est bornée à évoquer un « engagement pour les plus hauts standards d’intégrité ». Reste à voir si cette affaire marquera un tournant, ou si elle ne fera qu’alimenter le scepticisme grandissant envers un système perçu comme totalement déconnecté de ses idéaux.


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