BERLIN – À peine un mois après l’annonce choc du 17 novembre, l’Allemagne a franchi un nouveau cap dans sa spirale belliciste : la levée des restrictions sur les exportations d’équipements militaires vers Israël, effective dès le 24 novembre. Sous couvert d’un « cessez-le-feu stabilisé » à Gaza – une affirmation contestée par les rapports quotidiens de bombardements et de restrictions humanitaires –, le gouvernement de Friedrich Merz a rouvert les vannes des armes, justifiant cette décision par une « examen au cas par cas » qui sonne comme un euphémisme pour un retour à la normale.
En 2023, Berlin avait déjà exporté pour 326 millions d’euros d’armement à Tel-Aviv, un chiffre multiplié par dix en un an, et 2025 n’a pas dérogé avec 90 millions au premier semestre.
Cette mesure n’est pas un épiphénomène : elle s’inscrit dans un vaste programme de réarmement qui transforme l’industrie allemande en un colosse de la mort, au risque de renouer avec des démons historiques que l’on croyait exorcisés.
Une décision cynique au cœur du conflit palestinien
Rappelons les faits : le 8 août dernier, face à l’escalade israélienne à Gaza – avec des plans pour un contrôle total de Gaza City –, le chancelier Merz avait suspendu les exportations d’équipements « susceptibles d’être utilisés » dans l’enclave. Un geste symbolique, critiqué pour sa partialité, car il n’empêchait pas les livraisons totales de 250 millions d’euros avant cette date. Mais le 17 novembre, le porte-parole Sebastian Hille – ou Stefan Kornelius selon les sources – a balayé ces scrupules : « Depuis le 10 octobre, le cessez-le-feu s’est stabilisé« , a-t-il affirmé, ignorant les 266 Palestiniens tués et 635 blessés depuis cette date, selon le ministère de la Santé de Gaza. Al Jazeera dénonce des « attaques quotidiennes » et une crise humanitaire aggravée par les pluies hivernales, tandis que le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) accuse Berlin de violer la Convention de Genève en armant un État accusé de génocide.
Cette levée d’embargo n’est pas anodine. L’Allemagne, deuxième fournisseur d’armes d’Israël après les États-Unis, livre des frégates de classe Saar 6 utilisées pour bombarder Gaza. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Gideon Saar, a salué la décision comme un appel lancé aux autres gouvernements : « Suivez l’Allemagne ! » Pendant ce temps, des manifestations anti-armes à Berlin, comme celle du 13 septembre à la Porte de Brandebourg, sont réprimées, et les critiques d’Israël criminalisées au nom de la « raison d’État » (Staatsraison). C’est un cynisme glaçant : Berlin, hantée par la Shoah, se pose en bouclier moral d’Israël, mais au prix de la complicité dans un cycle de violence qui mine sa propre crédibilité éthique.
Un réarmement massif : de la dette à la domination industrielle
Au-delà d’Israël, cette décision s’inscrit dans une accélération vertigineuse du réarmement allemand. En mars 2025, le Bundestag a voté un « bazooka budgétaire » de 500 milliards d’euros sur 12 ans, rompant avec la « frein à la dette » constitutionnel pour financer une armée « prête à la guerre » d’ici 2028. Le budget défense 2026 atteindra 108,2 milliards d’euros, contre 86 milliards en 2025 – un bond de 25 % –, dont 47,88 milliards pour les acquisitions militaires. Des géants comme Rheinmetall (qui rachète des usines Volkswagen pour produire des obus), Hensoldt ou ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS) en profitent :
en 2024, les exportations d’armes allemandes ont explosé à 13,2 milliards d’euros, doublant par rapport à 2022, plaçant Berlin au cinquième rang mondial.
Critiques fusent : Éric Coquerel, député LFI français, alerte sur un « modèle économique capitaliste basé sur la production d’armes« , inquiet des retombées géopolitiques. En France, on craint une « déferlante allemande » sur le marché européen, avec des offres cadres pour des Leopard 2A8 ou sous-marins U212 CD à prix cassés, menaçant les industries locales comme KNDS. Le Huffington Post y voit une restructuration de l’industrie lourde autour de la défense, au détriment des transitions énergétiques et numériques. Et pour qui ? Pas pour l’Europe unie, mais pour une Allemagne souverainiste, qui refuse les financements communs de l’UE et privilégie ses champions nationaux. Comme l’explique Guillaume Duval, ex-rédacteur en chef d’Alternatives Économiques, ce réarmement est « souverainiste et ne profitera pas nécessairement à l’industrie européenne« .
Les vieux démons : un militarisme qui hante l’Europe
Pire encore, ce bellicisme réveille des fantômes.
Huit décennies après la défaite du nazisme, l’Allemagne – qui a alimenté deux guerres mondiales via les canons de la Ruhr – semble replonger dans un nationalisme armé.
Peoples Dispatch titre sans détour : « Qui paie le prix du retour du militarisme allemand ? » , soulignant comment des milliards pour les armes se traduisent par des coupes dans la santé, les retraites et le climat. Le World Socialist Web Site dénonce un « réarmement modélisé sur la machine de guerre nazie des années 1930 » , avec des appels à une « Allemagne de retour » (slogan de Merz, écho à Trump).
La peur est palpable : comme le note Jacobin, ce « keynésianisme militaire » booste le PIB mais appauvrit la société, transformant l’économie en machine de guerre. Bruegel alerte sur un « réarmement lent » face à la Russie, qui produit à flux tendu, tandis que Responsible Statecraft pointe l’inefficacité : des drones Heron mis dix ans à approuver, des Puma en panne chronique. Et si l’objectif est la dissuasion ? Il risque l’escalade : Ursula von der Leyen, ex-ministre allemande, pousse pour 800 milliards d’euros d’armement UE, un « sentier de la guerre » qui, selon des analystes, évoque la « possible montée insidieuse du nazisme« . L’Allemagne, hantée par son passé, semble prête à l’oublier pour dominer l’Europe des armes.
Vers une industrie lourde masquée par les exportations ?
La question est lancinante : l’Allemagne reconstruit-elle une industrie lourde d’armement sous couvert d’exportations ?
Absolument. Rheinmetall, dont l’action a explosé en Bourse depuis 2022, réoriente des capacités civiles (Continental, Bosch) vers la défense. Le Figaro note que tout doit être acquis d’ici 2028 pour contrer une sempiternelle excuse d’ « attaque russe ». Mais qui finance ? La dette, au détriment des peuples : « Des milliards pour la guerre, rien pour les travailleurs« , clame Sophie Binet, syndiquée française. En Allemagne, l’opposition grandit : sondages montrent deux tiers pour la conscription, mais un mouvement pacifiste émerge, avec des figures comme Ole Nymoen dénonçant un « État sans souveraineté populaire » (qui devient un mal généralisé en Europe) .
L’Europe paie le prix : une France affaiblie, une UE divisée, et un risque de spirale nucléaire. Berlin doit choisir : la paix ou les canons ? Pour l’instant, les ombres de 1939 planent sur le Bundestag. L’histoire, impitoyable, nous le rappelle : combiner Allemagne, chauvinisme et militarisme est une recette pour le désastre. Il est temps de dire stop – avant qu’il ne soit trop tard.


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