La digitalisation des services publics, bien qu’indispensable pour moderniser les administrations et répondre aux attentes des citoyens, soulève une problématique majeure : la perte de souveraineté numérique. En sous-traitant la gestion des données sensibles à des géants technologiques étrangers, notamment américains comme Microsoft, Google ou Apple, la France et l’Union européenne s’exposent à des risques de fuites, de violations de la vie privée et d’ingérences extérieures. Cette dépendance, qui touche aussi bien l’informatique étatique que personnelle, interroge notre capacité à protéger nos données dans un monde où elles sont devenues un enjeu stratégique.
L’hébergement des données de santé chez Microsoft : un scandale en puissance
Le cas de l’hébergement des données de santé des Français par Microsoft illustre parfaitement cette perte de souveraineté. En février 2024, la CNIL a donné son feu vert à l’hébergement des données de l’Assurance Maladie sur le cloud de Microsoft pour une durée de trois ans, malgré des réserves sur l’extraterritorialité du droit américain. Selon un article du Figaro, cette décision a suscité une vive polémique, notamment en raison des risques liés au Cloud Act. Cette loi américaine oblige les entreprises comme Microsoft à transmettre des données aux autorités américaines sur simple requête, même si ces données sont stockées en Europe. Les données de santé, parmi les plus sensibles, se retrouvent ainsi potentiellement accessibles à des entités étrangères, sans que les citoyens français n’aient un réel contrôle ou recours.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que Microsoft collabore avec des acteurs comme Palantir, une entreprise controversée financée en partie par la CIA et spécialisée dans l’analyse de données. Le projet Darwin EU, qui prévoit un transfert massif des données de la Cnam (Caisse nationale d’assurance maladie) vers le cloud de Microsoft, a également été validé par la CNIL en mars 2025, malgré les critiques. Les données de santé, qui incluent des informations sur les pathologies, les traitements ou encore les antécédents médicaux, pourraient ainsi être exploitées par des autorités ou des entreprises américaines, au mépris de la confidentialité et du secret médical.
Google et Apple : un monopole qui impose un pseudo-consentement
La problématique ne se limite pas à l’informatique étatique. Sur le plan personnel, les citoyens sont confrontés à un monopole de fait exercé par des géants comme Google et Apple, qui dominent le marché des systèmes d’exploitation (Android et iOS) et des services numériques. Ces entreprises hébergent des quantités massives de données privées – historiques de navigation, géolocalisation, contacts, photos – dans leurs data centers, souvent situés hors d’Europe. Le consentement des utilisateurs, bien que requis par le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données), est souvent réduit à une formalité. Les clauses d’utilisation, longues et complexes, sont acceptées par défaut, car les utilisateurs n’ont pas d’alternative viable pour accéder à des services devenus indispensables.
Google, par exemple, a été maintes fois épinglé pour des manquements au RGPD. En 2019, la CNIL lui a infligé une amende de 50 millions d’euros (NDLR > chiffre d’affaires de Google en 2019 : 161,46 milliards de dollars, soit 0,031 %) pour manque de transparence, information insatisfaisante et absence de consentement valable pour la personnalisation de la publicité. Apple, de son côté, met en avant une image de protecteur de la vie privée, mais ses pratiques d’hébergement et de collecte de données soulèvent également des questions. Les utilisateurs, coincés dans cet écosystème, n’ont d’autre choix que de valider des conditions qu’ils ne comprennent pas toujours, sous peine de se voir exclus de services essentiels.
Les dangers de l’externalisation : une souveraineté en péril
L’externalisation de la gestion des données à des acteurs étrangers, comme le souligne un article de Village Justice, est strictement encadrée en France, notamment pour les données sensibles. La loi interdit théoriquement l’hébergement de telles données à l’étranger, sauf si des garanties strictes sont apportées. Pourtant, dans la pratique, les entités publiques et privées continuent de s’appuyer sur des géants américains, faute d’alternatives européennes suffisamment compétitives. Un article de LinkedIn met en lumière les dangers de cette externalisation : non seulement elle expose les données à des juridictions extraterritoriales, mais elle fragilise également l’économie locale en transférant des ressources et des compétences à l’étranger.
Sur le plan étatique, cette dépendance est encore plus alarmante. Les services publics, en confiant leurs infrastructures numériques à des entreprises comme Microsoft, perdent la maîtrise de leurs systèmes d’information. En 2020, le choix de recourir à Palantir pour assister la DGSI dans la lutte antiterroriste, faute d’alternative française, avait déjà fait polémique. Plus récemment, le Health Data Hub, plateforme nationale des données de santé, a été critiqué pour son hébergement par Microsoft, malgré les promesses de solutions souveraines comme celles proposées par des acteurs français tels que Clever Cloud. La CNIL elle-même a déploré l’absence de solutions européennes équivalentes, mais cette justification masque une réalité plus profonde : le manque d’investissement et de volonté politique pour développer des alternatives viables.
Les risques pour la vie privée et la sécurité nationale
Les risques associés à cette sous-traitance sont multiples. D’abord, les fuites de données. Les data centers de Microsoft, Google ou Apple, bien que sécurisés, ne sont pas à l’abri de cyberattaques ou d’erreurs humaines. En 2019, une faille dans un système de Microsoft a permis d’accéder à des données sensibles, y compris des informations sur des retraits de permis ou des délits de fuite. Ensuite, l’extraterritorialité du droit américain, via des lois comme le Cloud Act ou le FISA, permet aux autorités américaines d’accéder à ces données sans le consentement des personnes concernées, ni même l’information des États européens.
Sur le plan de la sécurité nationale, cette dépendance est tout aussi problématique. Les données hébergées par des entreprises étrangères peuvent être utilisées pour des opérations d’espionnage ou d’influence. Les révélations d’Edward Snowden en 2013 ont montré que la NSA espionnait massivement les télécommunications européennes, y compris celles des gouvernements. En confiant des données stratégiques à des acteurs soumis au droit américain, la France s’expose à des ingérences qui pourraient compromettre sa souveraineté politique et économique.
Vers une reconquête de la souveraineté numérique ?
Face à ces enjeux, des initiatives émergent pour reconquérir la souveraineté numérique. Le RGPD, entré en vigueur en 2018, impose des règles strictes sur la protection des données et donne aux citoyens des droits comme le droit à l’oubli ou le droit d’accès. Cependant, son application reste inégale, et les géants du numérique continuent de contourner certaines obligations. Des projets comme le cloud souverain européen, soutenu par des investissements de 2,6 milliards d’euros en 2023, visent à développer une industrie européenne du stockage de données. Des entreprises françaises, comme Oodrive ou Leviia, proposent des solutions d’hébergement conformes au RGPD et hébergées sur le sol national, comme le souligne Appvizer.
Mais ces efforts se heurtent à des obstacles. Les géants américains dominent le marché grâce à leurs technologies avancées et leurs coûts compétitifs, rendant les alternatives européennes moins attractives. De plus, les divergences d’intérêts au sein de l’UE compliquent l’émergence d’une stratégie unifiée. Certains États membres craignent que des exigences trop strictes en matière de souveraineté ne nuisent aux partenariats avec les États-Unis, tandis que d’autres, comme la France, appellent à une protection renforcée.
Conclusion : un enjeu de pouvoir et de liberté
La sous-traitance de la digitalisation des services publics à des acteurs étrangers, notamment américains, met en lumière une perte de souveraineté numérique qui menace à la fois la vie privée des citoyens et la sécurité nationale. Microsoft, Google et Apple, en hébergeant nos données avec un pseudo-consentement, imposent leurs règles dans un contexte de monopole quasi-total. Si des initiatives comme le RGPD ou le cloud souverain européen offrent des pistes de solution, elles nécessitent une volonté politique forte et des investissements massifs pour concurrencer les géants du numérique. Par ailleurs, il est impératif de former des cadres experts en cybercriminalité et en intelligence économique pour anticiper et contrer ces menaces. À cet égard, Alain Juillet, ancien haut responsable du renseignement économique en France et ex-directeur de la DGSE, a créé l’École de Guerre Économique (EGE), qui forme des spécialistes capables de protéger les intérêts stratégiques nationaux face aux défis numériques. La France et l’Europe doivent se poser une question fondamentale : sommes-nous prêts à sacrifier notre autonomie numérique sur l’autel de la facilité et de la rentabilité ? La réponse à cette question, et notre capacité à former des experts pour y répondre, détermineront notre aptitude à protéger nos données – et, par extension, notre liberté – dans un monde de plus en plus connecté.
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