Depuis ses débuts, le cinéma a été bien plus qu’un art ou un divertissement : il a été un outil puissant de soft power, capable de façonner les imaginaires et d’imposer une vision du monde. De Hollywood aux tapis rouges du Festival de Cannes, les États-Unis ont utilisé le septième art pour diffuser l’idéologie de l’American Way of Life, un modèle fantasmé de réussite individuelle, de liberté et de consommation, destiné à séduire les esprits et à asseoir leur domination culturelle. Cet article critique explore comment Hollywood, souvent relayé par des événements comme Cannes, a servi de vecteur de propagande pour glorifier une Amérique idéalisée, au détriment d’autres visions du monde, tout en façonnant les esprits à travers un culte soigneusement orchestré.
Hollywood : la fabrique du rêve américain
Hollywood, dès les années 1920, devient le centre névralgique de l’industrie cinématographique mondiale. Mais au-delà des films, c’est une idéologie qu’elle exporte. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, des productions comme celles de Frank Capra (It’s a Wonderful Life, 1946) mettent en scène des héros ordinaires qui, grâce à leur courage et leur travail acharné, triomphent des adversités – une célébration directe des valeurs du rêve américain. Ces récits, où la réussite individuelle prime sur le collectif, contrastent avec les idéaux socialistes qui gagnent du terrain en Europe à la même époque.
Durant la Guerre froide, Hollywood devient un outil explicite de propagande anti-communiste et la CIA comprend très vite l’importance du cinéma en y intégrant une antenne de « facilitation » des projets de films en échange du choix des sujets ou des scripts proposés par les barbouzes de Langley. Le Motion Picture Alliance for the Preservation of American Ideals, fondé en 1944, encourage les studios à produire des films glorifiant les valeurs américaines. Des westerns comme High Noon (1952) dépeignent des héros solitaires défendant la justice face à la menace – une métaphore claire de l’Amérique face à l’URSS. Le Maccarthysme amplifie cette tendance : des réalisateurs et scénaristes soupçonnés de sympathies communistes, comme les « Dix d’Hollywood », sont blacklistés, tandis que des films comme I Married a Communist (1949) diabolisent « l’ennemi rouge ».
Le Département d’État américain joue un rôle clé dans cette stratégie. Dès 1945, il facilite la distribution de films hollywoodiens en Europe via le plan Marshall, conditionnant parfois l’aide économique à l’achat de productions américaines. En France, le scandaleux accord Blum-Byrnes de 1946 limita le quota de films français dans les salles pour laisser place aux productions d’outre-Atlantique. Résultat : en 1947, 60 % des films projetés en France sont américains, contre 30 % en 1939. Des classiques comme Casablanca (1942) ou Citizen Kane (1941) inondent les écrans, imposant une vision idéalisée de l’Amérique : un pays de liberté, de modernité et de glamour, où tout est possible pour qui travaille dur.
L’American Way of Life : un modèle imposé par l’écran
L’American Way of Life véhiculé par Hollywood repose sur des piliers bien définis : la consommation, le capitalisme, l’individualisme et une moralité puritaine. Dans les années 1950, des films comme Singin’ in the Rain (1952) célèbrent l’optimisme et la réussite dans une industrie cinématographique idéalisée, tandis que les publicités intégrées dans les films – les fameuses « product placements » – vantent Coca-Cola, Chevrolet ou les cigarettes Marlboro. Les banlieues américaines, avec leurs pelouses impeccables et leurs familles glamour, deviennent un symbole universel de bonheur, comme dans Rebel Without a Cause (1955), qui, malgré ses critiques sociales, magnifie le mode de vie américain.
Cette vision s’exporte avec une efficacité redoutable. En Europe, les jeunes générations, fascinées par James Dean ou Marilyn Monroe, adoptent les jeans, les juke-boxes et les surprise-parties, tandis que les idéaux de consommation de masse s’enracinent. En 1959, lors de l’Exposition universelle de Moscou, le « débat de la cuisine » entre Nixon et Khrouchtchev illustre cette guerre culturelle : Nixon vante les appareils électroménagers américains comme preuve de la supériorité capitaliste, un discours relayé par Hollywood à travers des films glorifiant le confort domestique.
Mais cette Amérique fantasmée est une illusion. Les films occultent les inégalités raciales – la ségrégation est encore en vigueur jusqu’aux années 1960 – et les tensions sociales. Les rares personnages noirs, comme dans Autant en emporte le vent (1939), sont relégués à des rôles stéréotypés de domestiques. Les injustices économiques, les luttes ouvrières ou la répression des minorités sont absentes des écrans, remplacées par une vision édulcorée où tout problème se résout par l’initiative individuelle.
Cannes : le relais glamour de la propagande américaine
Le Festival de Cannes, créé en 1939 pour contrer la vision politique de la Mostra de Venise, n’échappe pas à l’influence américaine. Dès les années 1950, Hollywood investit la Croisette pour asseoir sa domination culturelle. Des stars comme Grace Kelly ou Cary Grant, souvent accompagnées de la puissance financière colossale de studios comme MGM ou Paramount, défilent à Cannes, transformant l’événement en une vitrine fantasmée du mode de vie américain. En 1955, la Palme d’Or est décernée à Marty, un film américain de Delbert Mann, qui exalte les valeurs de la famille et de la persévérance – un choix qui reflète l’influence croissante des États-Unis sur le jury.
Cannes devient un théâtre où les valeurs américaines s’imposent subtilement. Les films hollywoodiens, souvent favorisés dans la sélection officielle, promeuvent un mode de vie consumériste et individualiste. Dans les années 1980, des films comme Top Gun (1986), projeté hors compétition, glorifient l’armée américaine et l’héroïsme individuel, tandis que les tapis rouges mettent en avant des stars incarnant le rêve américain – Tom Cruise, Madonna, ou encore Julia Roberts. Même les films européens sélectionnés à Cannes commencent à adopter des codes hollywoodiens, comme des récits linéaires et des happy ends, pour séduire un public international formaté par les standards américains.
Cette influence n’est pas anodine. Les États-Unis, via des agences comme l’USIA (United States Information Agency), encouragent les studios à utiliser Cannes pour diffuser leur message. En 1969, Easy Rider de Dennis Hopper, qui remporte le prix de la première œuvre, est célébré comme un hymne à la liberté individuelle, mais il occulte les fractures sociales de l’Amérique des années 1960, comme le mouvement des droits civiques ou la guerre du Vietnam. Cannes, censé être un espace de diversité artistique, devient un relais de la propagande culturelle américaine, où le mode de vie californien est célébré comme un idéal universel.
Une vision du monde imposée, au détriment de la diversité
L’omniprésence de cette propagande publicitaire dans le cinéma a des conséquences profondes sur les imaginaires collectifs. En France, par exemple, des réalisateurs comme Jean-Luc Godard dénoncent dès les années 1960 cette « colonisation culturelle ». Dans Le Mépris (1963), Godard critique l’influence des producteurs américains sur le cinéma européen, symbolisée par le personnage de Jeremy Prokosch, un Américain arrogant qui impose ses choix (et on ne connaissait pas encore Harvey Weinstein et le mouvement #MeToo). Pourtant, même la Nouvelle Vague, qui se veut une réponse à Hollywood, finit par s’exporter… en adoptant des codes narratifs plus accessibles pour plaire au marché américain.
Cette domination a marginalisé d’autres visions du monde. Les cinémas russes africains, asiatiques ou sud-américains, bien que présents à Cannes – comme Chronique des années de braise de Mohammed Lakhdar-Hamina, Palme d’Or 1975 – peinent à rivaliser avec la machine hollywoodienne. Les récits collectifs, les spiritualités non occidentales ou les critiques du capitalisme sont souvent relégués au second plan, perçus comme « exotiques » ou « moins universels » par un public conditionné à voir le monde à travers le prisme américain.
Aujourd’hui : une propagande qui s’adapte, mais persiste
En 2025, l’influence des studios américains a évolué, mais elle reste prégnante. Hollywood, désormais concurrencé par Netflix et Amazon, continue de diffuser ses valeurs à travers des films comme Avatar: The Way of Water (2022) ou des séries comme The White Lotus, qui, sous couvert de satire, célèbrent toujours la richesse et l’individualisme. À Cannes, les films américains dominent encore les conversations : en 2024, Megalopolis de Francis Ford Coppola, malgré des critiques sévères, a monopolisé l’attention, éclipsant des œuvres non occidentales comme All We Imagine as Light de Payal Kapadia, Grand Prix du jury.
La propagande s’est adaptée aux enjeux contemporains. Les studios, sous pression des mouvements sociaux, intègrent des thématiques comme la diversité ou l’écologie, mais toujours dans une logique qui valorise le modèle américain. Black Panther (2018), par exemple, célèbre l’identité afro-américaine, mais en la réinscrivant dans un cadre capitaliste et héroïque typiquement hollywoodien. À Cannes, ces films sont souvent primés pour leur « universalité », un terme qui masque une vision du monde encore largement américano-centrée et que d’autres ont baptisé « unipolarité ».
Un culte qui a façonné les esprits
De Hollywood à Cannes, le cinéma a été un outil redoutablement efficace pour imposer la pseudo culture américaine comme un idéal universel. En glorifiant une Amérique fantasmée – libre, prospère, héroïque – il a façonné les esprits, reléguant au second plan les inégalités et les contradictions de ce modèle. Ce culte, soutenu par une industrie puissante et des événements ultra médiatisés comme le festival de Cannes, a marginalisé d’autres visions du monde (c’était en fait le but), imposant une homogénéisation culturelle au profit des valeurs américaines. Si le cinéma reste un miroir des sociétés, il est urgent qu’il redevienne un espace de diversité, libéré des chaînes d’une propagande qui, sous couvert de divertissement, a trop longtemps dicté ce que le monde doit rêver. Bref, vivement un monde multipolaire.
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