Analyse de Jacques Sapir
Dans une récente interview publiée sur YouTube le 9 juillet 2025 sur la chaîne Front Populaire, l’économiste hétérodoxe Jacques Sapir, professeur et spécialiste de l’économie mondiale, décortique le bilan économique du macronisme. Invité à commenter la dette publique française, qui atteint désormais plus de 3.350 milliards d’euros – soit environ 114 % du PIB au premier trimestre 2025 selon l’INSEE –, Sapir met en garde contre une focalisation excessive sur ce sujet. Pour lui, la dette sert de « machine à faire peur » pour occulter des problèmes structurels bien plus graves. Voici une synthèse de son analyse, enrichie de faits actuels.
La dette publique : un faux problème central ?
Jacques Sapir insiste : isoler la dette comme le fléau majeur de l’économie française relève de la « moquerie ». « On ne rembourse jamais ses dettes. Jamais. Je ne connais pas un pays qui a remboursé sa dette », affirme-t-il, rappelant que les États se contentent de payer les intérêts. Contrairement à un ménage, un pays comme la France dispose d’un système fiscal solide pour honorer ces paiements, sans risque de faillite imminente.
Cette dette a explosé sous Emmanuel Macron, passant d’environ 2.000 milliards d’euros en 2017 à plus de 3.350 milliards aujourd’hui, en grande partie due aux crises du COVID-19 et énergétique. Mais Sapir relativise : « Tous les gens qui disent ‘Mais aucun ménage ne pourrait être endetté à ce niveau-là’, ça prouve tout simplement qu’ils ne connaissent pas l’économie. » Il pointe du doigt les discours catastrophistes, souvent tenus par des politiciens incompétents ou manipulateurs.
Annuler la dette ? Une idée « folle » selon l’économiste, car elle déstabiliserait le système bancaire. Les bons du Trésor français servent de collatéral aux banques pour leurs opérations financières. Une annulation entraînerait des faillites en chaîne, perturbant le marché des capitaux qui finance les prêts aux ménages et entreprises depuis plus de deux siècles.
Les vrais maux de l’économie française
Pour Sapir, le débat sur la dette masque des enjeux cruciaux : la stagnation de la productivité du travail depuis 2019, la désindustrialisation accélérée, et la perte de compétitivité. « Il y a des problèmes qui sont beaucoup plus graves que cela. Et en fait, ce débat sert à ne pas parler des choses réellement sérieuses », martèle-t-il.
La France souffre d’une croissance atone, avec un PIB en hausse modeste de 0,7 % en 2024 selon les prévisions européennes, et un déficit public à 6,1 % du PIB – bien au-delà des 3 % exigés par les règles européennes. La désindustrialisation, aggravée par l’euro surévalué pour la France (de 15 à 20 % selon les rapports du FMI), a conduit à des subventions massives aux entreprises : entre 120 et 160 milliards d’euros par an, soit 4 à 5 % du PIB.
Sapir lie ces subventions à l’euro : sans dévaluation possible, l’État compense la perte de compétitivité par des aides, comme le CICE sous Hollande. Une sortie de l’euro permettrait une dépréciation de 20-25 % du franc, restaurant la compétitivité industrielle sans ces béquilles fiscales.
Le bilan du « quoi qu’il en coûte » : nécessaire mais mal géré
Sapir reconnaît que l’endettement a augmenté de près de 50 % du PIB sous Macron, mais une partie était inévitable. Le « quoi qu’il en coûte » lors de la COVID (2020-2021) était justifié par les confinements stricts – les plus sévères en Europe –, qui ont fermé l’économie. « À partir du moment où on ferme l’économie, il fallait bien alimenter l’économie », explique-t-il. Cependant, il critique la priorisation des aides aux ménages sur les entreprises, contrairement à l’Allemagne où les fonds ont boosté les investissements.
Le second « quoi qu’il en coûte » (2022), lié à la crise énergétique, était évitable. Causée par les sanctions contre la Russie, elle a doublé les prix de l’énergie sans affecter les exportations russes. La France aurait pu, comme l’Espagne, se désengager temporairement du marché européen de l’électricité pour profiter de son nucléaire bon marché. Au lieu de cela, des prêts aux entreprises – présentés comme remboursables – se sont transformés en subventions non remboursées, une « folie » imputable à Bruno Le Maire.
Globalement, Sapir estime qu’un tiers de l’endettement récent (environ 400-500 milliards d’euros) aurait pu être évité avec une gestion plus responsable.
Bruno Le Maire : un « exécutant » sans vision
Jacques Sapir est sévère envers le ministre de l’Économie, en poste depuis 2017 – l’un des plus longs mandats de la Ve République. « Il n’y a pas eu de politique de Bruno Le Maire. Il n’a fait qu’exécuter ce que lui disait Emmanuel Macron », un « ectoplasme qui rédigeait des livres ». Le Maire a masqué des chiffres défavorables avant les européennes de 2024 et n’a pas démissionné face à des directives contradictoires.
Ce manque d’autonomie reflète, pour Sapir, une irresponsabilité générale : les ministres ne défendent plus de vision économique propre.
Menaces européennes et fin de l’État providence ?
Sapir balaie les craintes d’une tutelle du FMI : « On ne peut être en tutelle que si on demande à être en tutelle. » La France n’a pas de crise de balance des paiements justifiant un prêt exceptionnel. Quant à la BCE, elle pourrait durcir les conditions de crédit pour forcer un équilibre budgétaire, mais sans imposer directement des réformes comme sur les retraites ou l’assurance-chômage.
Ces pressions s’inscrivent dans un agenda plus large : une partie de la bourgeoisie française veut « faire la peau de l’État providence », comme l’avouait Denis Kessler (ex-vice-président du Medef) en appelant à liquider l’héritage du CNR. Avec un déficit à 5,5 % du PIB en 2025, les choix budgétaires sont cruciaux : augmenter les impôts (limité), couper les subventions (risque pour l’industrie), ou tailler dans les dépenses sociales. Sapir plaide pour prioriser les investissements et l’industrie sur la consommation, mais regrette l’irresponsabilité des partis qui évitent le débat sur l’euro.
Affronter les réalités structurelles
Jacques Sapir conclut sur une note critique : les dirigeants traitent l’économie française comme un « grand blessé de guerre » avec des « petits morceaux de sparadrap », sans aborder les racines du mal. Emmanuel Macron n’a pas « détruit » l’économie, mais son bilan est marqué par une gestion opportuniste des crises, aggravant une dette déjà structurelle. Pour Sapir, la solution passe par une remise en question de l’euro et une réindustrialisation audacieuse, loin des peurs instrumentalisées sur la dette.
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