Introduction : la puce dorée qui faisait trembler Washington
En 1999, une PME française de 6 000 salariés, basée à Gémenos près de Marseille, contrôlait 40 % du marché mondial des cartes à puce.
Gemplus équipait déjà plus de 400 millions de cartes SIM, la quasi-totalité des cartes bancaires européennes, les passeports biométriques naissants, les cartes Vitale, les systèmes de télévision cryptée et même certains systèmes militaires chiffrés.
Dans ses coffres ultra-sécurisés : des centaines de millions de clés cryptographiques secrètes. Celui qui possède ces clés peut écouter, déchiffrer, authentifier ou bloquer à peu près n’importe quelle communication ou transaction sur la planète.
Cette entreprise n’était pas américaine. C’était intolérable pour Washington !
Une opération qui a ruiné le fondateur Marc Lassus, détruit la souveraineté technologique française sur la carte à puce et permis aux États-Unis de rattraper en quatre ans un retard de dix ans sur l’Europe.
Marc Lassus : le capitaine d’industrie qui a cru aux « alliés »
Marc Lassus n’est pas un start-upper de 25 ans en hoodie. C’est un fils d’instituteurs béarnais, ingénieur chez Bull, puis chez Schlumberger, qui a vu avant tout le monde le potentiel de la carte à puce inventée par Roland Moreno (lui aussi français).
À 48 ans, en 1988, il plaque tout, rassemble six ingénieurs fous et lance Gemplus avec France Télécom et quelques investisseurs privés.
En dix ans, il en fait la première licorne française (le terme licorne est utilisé pour décrire une entreprise dont la valorisation est supérieure à 1 milliard de dollars) : 50 % de croissance annuelle, 200 millions d’euros de chiffre d’affaires, 3 millions de cartes produites par mois.
Mais un marché lui résiste : les États-Unis.
Là-bas, on utilise encore la bande magnétique (facilement clonée) et le réseau mobile CDMA (sans carte SIM). Pour les Américains, adopter une technologie européenne, c’est hors de question.

Lassus commet alors la faute fatale : il croit que le « partenariat stratégique » avec un fonds américain va enfin ouvrir les portes du marché US.
Il ignore qu’il vient de signer l’arrêt de mort de son entreprise.
2000 : l’entrée du loup – Texas Pacific Group et In-Q-Tel
TPG, dirigé par le milliardaire David Bonderman, propose 550 millions de dollars pour 26 % du capital – une somme astronomique, quatre fois supérieure à ce que le fonds investit habituellement.
Les cofondateurs flairent le piège : minorité de blocage, montant suspect, fonds non spécialisé tech…
Marc Lassus, obsédé par le marché américain, passe outre et force le deal avec l’aide des actionnaires allemands (famille Quandt, BMW).
Six mois plus tard, le cauchemar commence :
- Remplacement systématique de toute l’équipe dirigeante française par des Américains
- Antonio Perez nommé DG (décisions absurdes : abandon des télécartes, vente d’actifs stratégiques, rachat de coquilles vides pour plomber les comptes)
- Chute du cours de bourse (-80 % en quelques mois)
- Surveillance physique de Marc Lassus (filatures à Londres, fouille de poubelles, cambriolages simulés avec portes cassées de l’intérieur)
- Convocation piège à Washington pour le forcer à démissionner de son propre conseil d’administration
En 2002, le coup final : Alex Mandl, ex-membre du conseil d’administration d’In-Q-Tel (le fonds de la CIA), est imposé comme directeur général.
Le journaliste de La Tribune qui révèle le lien In-Q-Tel en 2002 est licencié peu après. L’information passe presque inaperçue.
La prédation comme doctrine : la CIA hors de tout contrôle démocratique
Ce n’est pas un « accident capitalistique ». C’est une opération planifiée.
La CIA dispose depuis 1999 d’In-Q-Tel, un fonds de capital-risque officiellement créé « pour investir dans les technologies d’avenir utiles au renseignement ». En réalité, In-Q-Tel sert à infiltrer, racheter ou détruire toute entreprise non-américaine qui menace la suprématie technologique des États-Unis – même quand elle appartient à un pays allié.
Gemplus n’est pas un cas isolé :
- 1994 : Crypto AG (Suisse), leader mondial du chiffrement, rachetée secrètement par CIA/BND
- 1998 : Plettac (Allemagne), cryptographie militaire, sabotée après tentative de rachat
- 2013 : révélations Snowden – la NSA a bel et bien piraté Gemalto (successeur de Gemplus) pour voler des millions de clés de cartes SIM
- 2024-2025 : ASML (Pays-Bas), Verkor, Photonis, Exotrail, Latecoere… la liste des pépites européennes passées sous contrôle américain s’allonge chaque année
L’État profond américain – ce complexe militaro-industriel-renseignement-finance – échappe largement au contrôle du Congrès et même du président en exercice.
Bill Clinton lui-même ignorait probablement l’opération Gemplus.
Barack Obama, pris la main dans le sac en 2013 avec l’espionnage de Merkel et Hollande, n’a rien pu (ou voulu) faire.
Les conséquences : une France qui paie encore la facture 25 ans après
En 2006, Gemplus fusionne avec Axalto pour former Gemalto.
En 2019, Gemalto est racheté par Thales… mais le cœur technologique a déjà été vidé entre 2002 et 2006.
Les États-Unis lancent leur première carte bancaire à puce en 2003 – juste après l’arrivée d’Alex Mandl chez Gemplus. Coïncidence ?
Marc Lassus, lui, finit ruiné :
- 70 millions de dollars de prêt-actionnaire exigés par TPG
- Actions devenues sans valeur après le sabotage boursier
- Condamnation par l’AMF française (sur pression américaine ?)
- Saisie de ses biens, y compris son bateau
Aujourd’hui, l’homme qui a créé la première licorne française vit d’une modeste retraite amputée par le FISC français, bras armé d’un gouvernement qui n’a pas su (ou voulu) défendre les intêrets d’un fleuron français…
2025 : rien n’a changé, tout a empiré
Vingt-cinq ans plus tard, la France continue de servir de garde-manger technologique aux prédateurs américains :
- 2024 : Photonis (vision nocturne militaire) → racheté par l’américain Teledyne
- 2025 : Verkor (batteries) → entrée massive de fonds américains
- 2025 : Exotrail, Latecoere, le Dolipran… la liste est interminable
Pendant ce temps, les États-Unis interdisent purement et simplement à ASML de vendre ses machines EUV à la Chine, bloquent les exportations de puces avancées, et menacent de couper l’accès aux turbines General Electric des sous-marins nucléaires français le jour où Paris ne sera plus assez docile (voir ici).
Conclusion : le prochain Gemplus est déjà dans le viseur
Aujourd’hui, les nouvelles cibles s’appellent Mistral AI, Aleph Alpha, ou toute start-up européenne qui ose concurrencer OpenAI, Nvidia ou Palantir.
Les méthodes ont évolué : plus besoin de fonds d’investissement écran. Il suffit d’une loi (CFIUS, Entity List, Cloud Act)
ou d’une simple pression sur Bercy pour que l’entreprise « choisisse » de se vendre « librement » à un acteur américain.
La leçon de Gemplus est cruelle mais limpide : dans la guerre économique que se livrent les superpuissances, il n’y a pas d’alliés, il n’y a que des proies ou des prédateurs.
Tant que la France continuera de croire au « partenariat transatlantique », au « camp du Bien » et à la loyauté entre « amis », elle continuera de perdre ses champions un à un. Le jour où les États-Unis estimeront que l’Europe n’est plus utile – ou pire, qu’elle devient un concurrent – il sera trop tard pour pleurer.
Marc Lassus, lui, n’a plus de larmes. Il a tout perdu pour avoir cru que les Américains jouaient au même jeu que nous.
Et nous, quand allons-nous enfin ouvrir les yeux ?


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