Dans un paysage politique taïwanais déjà tendu, une tentative audacieuse de renverser la majorité législative a tourné au fiasco pour le Parti démocrate progressiste (DPP). Fin juillet 2025, 24 parlementaires du Kuomintang (KMT) – le principal parti d’opposition – ont fait face à une procédure de révocation massive, initiée par des groupes affiliés au DPP. Contre toute attente, cette opération a échoué de manière spectaculaire, avec la confirmation de tous les députés par leurs électeurs. Cet événement, qualifié de « grande défaite » pour les faucons anti-Chine au sein du DPP, pourrait marquer un tournant dans les relations inter-détroit et la politique intérieure taïwanaise. Dans un entretien exclusif pour Neutrality Studies, Pascal Lotaz s’entretient avec le Dr. Johanna Allee, ancienne députée KMT et dirigeante médiatique aux États-Unis, pour décrypter les implications de ce revers.
Une procédure de révocation inédite et politiquement motivée
La révocation, un mécanisme constitutionnel taïwanais permettant de destituer un élu avant la fin de son mandat, n’avait jamais été utilisée à une telle échelle.
« C’est une attaque coordonnée contre 31 circonscriptions du KMT, sans distinction entre les députés, et sans fondement juridique réel », explique Johanna Allee.
Contrairement aux révocations passées, souvent liées à des scandales de corruption ou des infractions légales, celle-ci était purement politique. L’objectif ? Renverser la coalition majoritaire formée par le KMT et le Parti du peuple taïwanais (TPP) au Yuan législatif, où le DPP, qui contrôle l’exécutif via le président Lai Ching-te, se retrouve bloqué.
Le processus de révocation comporte trois phases : recueillir 1 % puis 10 % des signatures locales pour déclencher un scrutin, où plus de 25 % des électeurs doivent voter pour la révocation, avec un nombre d’opposants inférieur. Bien que les partisans du DPP aient franchi les premières étapes dans 31 districts, le vote du 27 juillet a vu une participation élevée (environ 66 %, comparable à une présidentielle) et un rejet clair : 26,4 % pour la révocation contre 37,4 % contre, sur 6,2 millions de votants. « C’est un message fort : les électeurs ont rejeté cette manœuvre », note Allee.
Le DPP nie toute implication directe, attribuant l’initiative à des ONG et groupes civiques « lassés » de la politique pro-Chine du KMT. Pourtant, Allee pointe du doigt des figures clés du DPP, comme le whip Ker Chien-ming et même le président Lai Ching-te, qui ont publiquement soutenu le mouvement. « Le cri de ralliement était clair : nous sommes anti-Chine, protégeons Taïwan ; eux sont pro-Chine et trahissent l’île », dit-elle. Cette rhétorique, exacerbée depuis l’élection présidentielle, a servi de fondement à l’accusation de « traîtrise » contre les députés KMT.
Une contre-attaque avortée et un système judiciaire sous tension
En riposte, le KMT a tenté de lancer des révocations contre des députés DPP, mais ces efforts ont échoué dès la phase des signatures, scrutés rigoureusement par la justice – contrôlée en grande partie par le DPP. Des modifications récentes à la loi sur les révocations (fin 2023 et début 2024) ont criminalisé les irrégularités, avec des peines allant jusqu’à 5 ans de prison.
« Cela a permis des enquêtes agressives contre nos partisans, accusés de falsifications », regrette Allee, soulignant un deux poids deux mesures : les révocations pro-DPP ont avancé sans entraves similaires.
Ce contexte met en lumière la structure unique du gouvernement taïwanais, avec cinq branches : exécutive, législative, judiciaire, de supervision et d’examens. Le DPP contrôle les quatre premières, rendant le Yuan législatif le dernier bastion d’opposition.
« Si la révocation avait réussi, cela aurait conduit à un système totalitaire », avertit Allee.
Implications pour les relations avec la Chine et l’influence américaine
Cet échec est perçu comme un référendum sur la rhétorique anti-Chine du DPP.
Malgré les accusations d’infiltration chinoise pour expliquer la défaite, Allee estime que les électeurs ont simplement rejeté une utilisation abusive du système démocratique.
« Le DPP a surestimé son soutien : leur base reste autour de 28 %, et ils ont mal calculé le sentiment anti-Chine », analyse-t-elle.
Trois facteurs clés : une lassitude face à la polarisation, une attente de gouvernance efficace (face à des crises comme les typhons ou les tarifs douaniers), et une résilience démocratique.
Sur le plan extérieur, la Chine continentale a félicité l’échec de la révocation sans s’immiscer ouvertement, évitant d’alimenter les tensions. Allee note toutefois une influence américaine via des ONG comme le National Endowment for Democracy (NED) ou Freedom House, soutenant des figures DPP comme Shen Boyang (fondateur de DoubleThink Lab) et Audrey Tang (ministre des Affaires numériques). « Ces liens facilitent une ‘guerre en ligne’ et des campagnes alignées sur les intérêts US, mais sans preuve d’implication directe dans cette révocation », précise-t-elle.
Pour l’avenir, cet épisode offre un répit.
« Si la révocation avait réussi, Pékin aurait pu conclure à l’absence de voie pacifique », dit Allee.
Le statu quo persiste, avec des élections locales en 2026 en vue. Le KMT et le TPP doivent collaborer pour contrer le sentiment anti-Chine, amplifié par la désinformation.
Économiquement, Taïwan dépend massivement de la Chine (premier partenaire commercial), mais les échanges touristiques et éducatifs sont gelés par idéologie.
« Refuser la coopération est suicidaire, surtout avec les tarifs américains qui pénalisent nos exportations », argue Allee.
Un équilibre précaire préservé
Juste avant le vote, le Yuan législatif a rejeté sept juges nommés par le DPP pour la Cour suprême, évitant un basculement judiciaire. « Cela préserve la séparation des pouvoirs », se réjouit Allee. Globalement, cet événement souligne un équilibre fragile : le DPP garde sa base, mais le peuple taïwanais rejette l’extrémisme, privilégiant le statu quo face aux tensions géopolitiques.
Cet entretien révèle que, loin d’un basculement total, Taïwan affirme sa maturité démocratique, envoyant un signal clair aux puissances extérieures : la majorité aspire à la paix, non à l’escalade.
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