Par Giuseppe Gagliano, Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.
La Grande-Bretagne a joué un rôle central et déterminant dans le coup d’État qui a renversé le gouvernement démocratique de Mohammad Mossadegh en Iran en 1953. Bien que l’attention se soit par la suite principalement portée sur l’implication de la CIA américaine, de nouvelles recherches historiques et des documents déclassifiés ont confirmé que le plan avait été conçu et initié en premier lieu par le Secret Intelligence Service britannique (SIS, aujourd’hui MI6). Poussée par des raisons économiques, politiques et stratégiques, Londres s’est révélée être la force motrice derrière cette opération, démontrant que l’ère de l’impérialisme britannique était loin d’être révolue.
La Anglo-Iranian Oil Company : moteur économique de la politique britannique
La question pétrolière était la principale cause de la crise. La Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), prédécesseur de la British Petroleum (BP) moderne, exploitait les champs pétroliers iraniens depuis le début du XXe siècle. Il ne s’agissait pas seulement d’une entreprise commerciale, mais d’une pierre angulaire de l’économie britannique. Le pétrole iranien alimentait une grande partie de la marine britannique et constituait une ressource vitale pour la reconstruction du Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, les conditions d’exploitation étaient manifestement injustes : l’AIOC retenait presque tous les bénéfices, tandis que le gouvernement iranien ne percevait que 16 % des revenus, une somme dérisoire par rapport aux richesses générées.
La décision de Mossadegh de nationaliser l’industrie pétrolière en 1951, approuvée par le Parlement iranien, a frappé de plein fouet les intérêts britanniques. Ce n’était pas seulement une perte économique majeure, mais aussi une atteinte directe à l’autorité de l’Empire britannique, qui ne pouvait se permettre qu’un tel précédent soit suivi dans d’autres anciennes colonies. Cette nationalisation menaçait également le contrôle britannique sur le Moyen-Orient, une région cruciale pour la politique mondiale de l’époque.
La réponse britannique : embargo, isolement et complot
Le gouvernement britannique a répondu avec une stratégie multiforme pour déstabiliser Mossadegh. Dans un premier temps, Londres a imposé un embargo pétrolier à l’Iran, bloquant les exportations via ses raffineries et empêchant les autres pays d’acheter du pétrole iranien. La Royal Navy a patrouillé dans le golfe Persique pour s’assurer que les sanctions étaient respectées, réduisant drastiquement les revenus iraniens. Cet embargo, accompagné de pressions diplomatiques, visait à créer une crise économique susceptible de délégitimer Mossadegh aux yeux de la population iranienne.
Parallèlement, le Royaume-Uni a cherché à isoler l’Iran sur la scène internationale. La question de la nationalisation a été portée devant la Cour internationale de justice et aux Nations Unies, mais Mossadegh a su habilement défendre sa position, gagnant le respect de l’opinion publique mondiale. Malgré l’échec de ces tentatives légales, la Grande-Bretagne n’a pas abandonné. Churchill et son gouvernement ont décidé de recourir à une stratégie plus directe : un complot pour renverser Mossadegh.
Le rôle du SIS et de Norman Darbyshire
Le Secret Intelligence Service (SIS) britannique a joué un rôle clé dans la planification et l’exécution du coup d’État. Norman Darbyshire, un haut responsable du SIS, a été le principal architecte de l’Opération Ajax. Selon des documents déclassifiés et une célèbre interview révélée dans le documentaire Coup 53, Darbyshire a admis avoir orchestré plusieurs opérations pour déstabiliser le gouvernement iranien, y compris l’élimination de figures clés proches de Mossadegh.
L’un des épisodes les plus emblématiques a été l’enlèvement et l’assassinat du général Mahmoud Afshartous, chef de la police de Téhéran et partisan de Mossadegh. L’élimination d’Afshartous a davantage déstabilisé le gouvernement, ouvrant la voie à une intervention militaire et à des manifestations orchestrées contre Mossadegh. Darbyshire et le SIS ont également coordonné le financement de manifestations anti-Mossadegh, recrutant des groupes de criminels et de mercenaires pour provoquer des troubles dans les rues de Téhéran. Ces protestations, présentées comme spontanées, étaient en réalité le fruit d’une planification minutieuse.
Churchill et l’implication américaine
Winston Churchill a été le principal promoteur politique du coup d’État. Après son retour au pouvoir en 1951, il s’est efforcé de convaincre les États-Unis de soutenir l’opération. Initialement, le président Harry Truman était réticent à participer, préférant des solutions diplomatiques. Cependant, avec l’élection de Dwight Eisenhower en 1953, la situation a changé. Eisenhower et son secrétaire d’État, John Foster Dulles, considéraient le Moyen-Orient comme un champ de bataille crucial de la guerre froide et craignaient que l’instabilité en Iran ne favorise l’influence soviétique. C’est dans ce contexte que Churchill a obtenu le soutien américain, transformant le plan britannique en une opération conjointe.
La victoire britannique et le prix payé par l’Iran
Le coup d’État du 19 août 1953 a représenté une victoire stratégique pour la Grande-Bretagne. Bien que le terme de “nationalisation” soit resté en vigueur formellement, la Anglo-Iranian Oil Company a retrouvé le contrôle des ressources pétrolières iraniennes, bien que selon une répartition des bénéfices légèrement plus équitable. L’Opération Ajax a démontré la capacité du Royaume-Uni à utiliser des méthodes clandestines pour protéger ses intérêts économiques, même à une époque où son pouvoir mondial était en déclin.
Cependant, le prix de cette victoire a été payé par l’Iran. L’intervention britannique, en collaboration avec les États-Unis, a détruit le mouvement démocratique naissant en Iran et a consolidé le pouvoir autoritaire du shah Mohammad Reza Pahlavi. La répression, la corruption et les politiques pro-occidentales du régime du shah ont alimenté le ressentiment populaire, qui a culminé avec la Révolution islamique de 1979.
Un héritage d’ingérences
Le rôle britannique dans le coup d’État de 1953 est un exemple frappant de la manière dont les intérêts économiques peuvent l’emporter sur toute considération éthique ou démocratique. La Grande-Bretagne, bien qu’en déclin en tant que puissance impériale, a démontré qu’elle était prête à utiliser tous les moyens nécessaires pour préserver son contrôle sur le pétrole iranien. Cette intervention n’a pas seulement marqué un chapitre sombre de l’histoire des relations anglo-iraniennes, mais a laissé un héritage d’instabilité qui continue d’influencer le Moyen-Orient. L’Iran n’a jamais oublié l’humiliation subie, et le souvenir de cet épisode alimente encore aujourd’hui les tensions avec l’Occident.
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