La collaboration qui paralyse : pourquoi le peuple râle, mais ne se révolte pas
Dans toute société, le pouvoir en place s’appuie sur un réseau complexe de collaborations actives et passives pour maintenir son autorité. Ce système, souvent invisible, repose sur des acteurs clés – médias, groupes de pression, syndicats, magistrature, hauts fonctionnaires – et sur l’inaction complice d’une population qui, bien que mécontente, reste figée. Deux penseurs majeurs, Étienne de La Boétie dans Discours de la servitude volontaire et Nicolas Machiavel dans Le Prince, ont exploré ces dynamiques entre peuple et pouvoir, révélant les mécanismes de soumission et de contrôle. Comme le souligne La Boétie : « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Pourquoi ce statu quo perdure-t-il ? La réponse réside dans une mécanique bien huilée, mêlant manipulation, confort relatif, résignation et dissonance cognitive, illustrée par l’adage : « Plus terrifiant que le bruit des bottes, le silence des pantoufles. »
Les piliers du pouvoir : une collaboration active
Le pouvoir ne se maintient pas seul. Il s’appuie sur des institutions et des acteurs qui, consciemment ou non, contribuent à sa pérennité. Les médias, d’abord, jouent un rôle central. En cadrant les débats, en amplifiant certaines voix et en marginalisant d’autres, ils façonnent l’opinion publique pour qu’elle reste dans les limites acceptables pour le système. Qu’ils soient publics ou privés, leur dépendance aux financements ou aux accès privilégiés au pouvoir les rend souvent dociles.
Les groupes de pression et les syndicats, censés défendre des intérêts collectifs, se retrouvent parfois cooptés. Les leaders syndicaux, par exemple, peuvent être séduits par des avantages – postes, subventions, reconnaissance – en échange d’une modération dans leurs revendications. Cette négociation implicite désamorce les mouvements sociaux avant qu’ils ne deviennent menaçants.
La magistrature et les hauts fonctionnaires occupent une place stratégique. Placés ou promus par le pouvoir, ils garantissent que les rouages de l’État fonctionnent sans heurts. Leur loyauté est assurée par des carrières stables, des privilèges et une culture d’élite qui les éloigne des préoccupations populaires. Ce n’est pas une conspiration ouverte, mais un alignement d’intérêts : chacun protège sa position, et le système perdure.
Machiavel, dans Le Prince, décrit précisément cette stratégie. Pour lui, le souverain doit s’entourer de conseillers et d’élites loyales, tout en maintenant l’illusion de la bienveillance pour éviter la révolte. Il insiste sur la nécessité de diviser pour régner, en manipulant les factions et en offrant des privilèges ciblés pour s’assurer la fidélité des puissants. Cette logique s’applique aujourd’hui : le pouvoir co-opte les acteurs influents, transformant des adversaires potentiels en collabos.
Le syndrome de la grenouille : une population passive
Si le pouvoir s’appuie sur ces acteurs, sa véritable force réside dans l’inaction du peuple. Comme l’illustre le « syndrome de la grenouille cuite », popularisé par une métaphore attribuée à Olivier Clerc, les citoyens s’habituent progressivement à des conditions de plus en plus oppressives. Plongée dans une eau qui chauffe lentement, la grenouille ne saute pas : elle s’adapte jusqu’à l’issue fatale. De la même manière, les atteintes aux libertés, les injustices économiques ou les dérives autoritaires s’installent graduellement, si bien que beaucoup ne perçoivent pas l’urgence de réagir.
Cette passivité est renforcée par la manipulation du système. Les médias saturent l’espace public de distractions – scandales, divertissements, polémiques stériles – qui détournent l’attention des véritables enjeux. Les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de révolte, canalisent souvent la colère en débats vains ou en indignation éphémère. Les citoyens râlent, au « café du commerce » virtuel ou réel, mais cette défiance reste stérile : elle ne se traduit pas en action collective.
Étienne de La Boétie, dans Discours de la servitude volontaire, pose une question fondamentale : pourquoi le peuple accepte-t-il de se soumettre ? Pour lui, la servitude est volontaire, non pas par adhésion enthousiaste, mais par habitude et résignation. Le pouvoir s’appuie sur la « coutume » et sur des « chaînes dorées » – petits avantages, sécurité relative – pour endormir la volonté de résistance. La Boétie souligne que le tyran n’a de pouvoir que celui que le peuple lui concède : si tous cessaient d’obéir, le système s’effondrerait. Pourtant, cette obéissance persiste, entretenue par la peur et l’illusion d’impuissance.
Le confort relatif joue aussi un rôle. Même dans des sociétés inégalitaires, une majorité bénéficie d’un minimum – emploi, logement, consommation – qui rend la révolte risquée. Perdre ce peu pour un changement incertain semble un pari trop coûteux. Le pouvoir le sait et entretient cette dépendance, offrant juste assez pour éviter l’explosion sociale, comme Machiavel le conseille lorsqu’il recommande au prince de donner au peuple « du pain et des jeux » pour apaiser ses frustrations.
Pourquoi le peuple ne bouge-t-il pas ?
La résignation collective s’explique par un mélange de peur, d’illusion, d’atomisation et de dissonance cognitive. La peur, d’abord, est entretenue par la répression visible des dissidents et par l’incertitude économique : qui osera défier le système au risque de tout perdre ? L’illusion, ensuite, repose sur la croyance qu’un changement viendra d’en haut – par les élections, par exemple – alors que le système est conçu pour neutraliser ces leviers. L’atomisation des individus, accentuée par la modernité, brise les solidarités. Sans communauté forte, sans confiance mutuelle, la révolte devient un rêve lointain.
Enfin, la dissonance cognitive joue un rôle clé dans l’inaction du peuple. Ce concept psychologique décrit l’inconfort ressenti lorsqu’une personne est confrontée à des contradictions entre ses croyances et ses actions. Beaucoup savent que le système est injuste, mais ils participent néanmoins à son fonctionnement – en payant leurs impôts, en obéissant aux lois, en suivant les normes sociales. Pour réduire cet inconfort, ils rationalisent leur passivité : « Je n’y peux rien », « C’est comme ça », ou « D’autres s’en chargeront ». Cette dissonance cognitive paralyse, car elle empêche une remise en question profonde des comportements individuels et collectifs, renforçant l’idée qu’il est plus facile de se conformer que de résister.
Machiavel et La Boétie convergent sur un point : le pouvoir prospère sur la division et la passivité. Machiavel conseille au prince d’exploiter les faiblesses humaines – peur, avidité, égoïsme – pour maintenir son emprise. La Boétie, plus optimiste, appelle à une prise de conscience collective : en refusant de collaborer, le peuple peut renverser l’édifice. Mais cette prise de conscience reste rare, freinée par la lenteur des dégradations, la séduction des petites satisfactions quotidiennes et le poids de la dissonance cognitive.
Le silence des pantoufles, cette obéissance implicite, est donc le produit d’un système qui a su désamorcer la colère populaire. Les citoyens grognent, critiquent, mais finissent par se conformer, non par adhésion, mais par lassitude, par manque d’alternative crédible ou par incapacité à surmonter leurs contradictions internes. Le pouvoir n’a pas besoin d’être aimé ; il lui suffit d’être toléré.
Briser cette spirale infernale ?
Sortir du syndrome de la grenouille demande un sursaut. Cela implique de reconnaître la lente érosion des libertés, de reconstruire des solidarités, de dépasser la simple indignation pour une action concertée, et de surmonter la dissonance cognitive qui nous enchaîne. La Boétie nous rappelle que la liberté ne s’obtient pas en demandant, mais en cessant de servir : « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Machiavel, plus cynique, nous met en garde : le pouvoir ne lâchera rien sans y être contraint. Toute révolution engendre une dissonance cognitive, poussant l’humain à réagir d’abord par le déni, puis par la violence face à cette tension, jusqu’à ce qu’il finisse par l’accepter et l’intégrer dans sa vision du monde. Lorsqu’un changement de paradigme survient, deux options s’offrent à lui : abandonner ses anciennes croyances et sa zone de confort pour embrasser la vérité et l’inconnu, ou rester ancré dans le confort familier – un refuge pour l’esprit, comme un abri pour le corps – en rejetant la réalité. Il est prévisible que la majorité préfère le mensonge et la sécurité à la vérité et à l’incertitude, bien que ces dernières soient plus bénéfiques.
Cela illustre une fois encore comment l’ego oriente l’homme vers des choix qui lui nuisent. Tant que le confort, la peur, la division et les contradictions psychologiques domineront, le peuple continuera de râler sans bouger, et le pouvoir, fort de ses collabos actifs et passifs, prospérera dans ce silence assourdissant.
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