Depuis le renforcement des Zones à Faibles Émissions (ZFE) en 2025, une colère sourde monte en France. Ces mesures, qui interdisent les véhicules Crit’Air 3 et plus dans les grandes métropoles pour réduire la pollution (alors que la France représente 1 % des émissions de CO² dans le monde) , excluent des millions de Français, notamment les classes populaires et rurales, des centres-villes. En réponse, le mouvement « Les Gueux », porté par l’écrivain Alexandre Jardin et structuré autour du site lesgueux.fr, dénonce une « ségrégation sociale » et une « injustice républicaine ». Ce mouvement fait écho à la révolte des Gilets jaunes de 2018, déclenchée par la hausse des taxes sur le carburant. En s’inspirant du diagnostic de Christophe Guilluy dans son ouvrage La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, cet article explore les parallèles entre ces mobilisations, le rôle central de l’automobile, et le potentiel des Gueux à transformer une grogne locale en crise révolutionnaire, sur fond de fracture entre une France périphérique conservatrice et des métropoles mondialisées.
Les Gueux : une révolte contre une exclusion géographique et sociale
Les Gueux, lancés fin 2024, s’opposent aux ZFE, qu’ils jugent discriminatoires pour les propriétaires de véhicules anciens, souvent issus des classes populaires. Via leur site lesgueux.fr, ils appellent à des actions pacifiques : courriers aux maires, manifestations devant les mairies, et financement participatif (dons, stickers). Alexandre Jardin, fer de lance du mouvement, dénonce une « écologie punitive » qui « trie les êtres humains », assignant les moins fortunés à leur périphérie, comme s’ils portaient un « bracelet électronique ». Avec des slogans comme « Liberté pour les Gueux » ou « Les centres-villes sont à tout le monde », les Gueux prônent une écologie « humaniste », opposée à une transition perçue comme élitiste.
Les ZFE, impactant 11,4 millions de véhicules (29 % du parc automobile), touchent particulièrement les zones rurales et périurbaines, où les transports en commun sont rares. Issues de la loi d’orientation des mobilités de 2019, ces restrictions sont jugées « injustes » par 94 % des participants à une consultation de la Métropole du Grand Paris en 2024, qui pointent l’absence d’alternatives. En limitant l’accès aux emplois, services publics et lieux culturels, les ZFE cantonnent une large partie de la population dans un périmètre restreint, exacerbant le sentiment d’exclusion. Mais les ZFE ne sont que l’arbre qui cache la forêt : elles s’inscrivent dans une dynamique plus large, décrite par Christophe Guilluy dans La France périphérique. Pour Guilluy, les élites métropolitaines, mondialisées et progressistes, marginalisent les classes populaires rurales et périurbaines, perçues comme conservatrices et votant davantage à droite. Les ZFE, en pénalisant une France automobile-dépendante, semblent disqualifier cette population, accusée d’être rétrograde face aux impératifs écologiques des métropoles « hors sol ».
L’automobile : vache à lait et symbole de liberté
L’automobile est un pilier de la vie française, particulièrement dans la France périphérique. Selon l’Ifop, 80 % des Français la jugent indispensable pour le travail, les loisirs ou l’accès aux services. Dans les zones rurales, où vivent 40 % de la population, elle est souvent le seul moyen de rejoindre un emploi ou un hôpital. Pourtant, les gouvernements successifs en ont fait une vache à lait : taxes sur l’essence (60 % du prix à la pompe), amendes omniprésentes, assurances toujours plus chères, stationnements prohibitifs, et contrôles techniques de plus en plus sévères, imposant des réparations coûteuses. L’obsolescence programmée des véhicules modernes, notamment les hybrides imposés par les normes européennes, aggrave la situation : si une voiture de 20 ans peut encore rouler, les modèles récents, gavés d’électronique, risquent de devenir vite obsolètes, forçant des renouvellements onéreux.
Chaque trajet devient une source d’angoisse : tourner la clé de contact, c’est risquer une amende, un contrôle ou une panne coûteuse impossibles à assumer pour une grande partie de la population française. Les ZFE amplifient ce sentiment d’oppression, en excluant les plus modestes des centres-villes, lieux de travail et de vie sociale. Cette situation rappelle le déclencheur des Gilets jaunes : une taxe carbone perçue comme un racket, touchant une population dépendante de son véhicule. Pour Guilluy, cette pression sur l’automobile symbolise le mépris des élites métropolitaines pour une France périphérique, dont le mode de vie et les valeurs conservatrices sont jugés incompatibles avec la modernité mondialisée.
Les Gilets jaunes : un élan populaire détourné
Les Gilets jaunes, nés en 2018, ont incarné la révolte de cette France périphérique face à une fiscalité écrasante et un sentiment d’abandon. Déclenché par la hausse des taxes sur le carburant et la limitation à 80 km/h, le mouvement a fédéré ouvriers, employés, artisans, retraités, ruraux et périurbains, autour d’un ras-le-bol social. Sans leader, il a mobilisé des primo-manifestants, notamment des femmes inquiêtes pour leurs enfants, via des blocages de ronds-points et des manifestations hebdomadaires, exerçant une pression inédite sur le gouvernement. Des concessions, comme l’annulation provisoire de la taxe carbone, ont été obtenues, mais à quel prix ?
L’absence de structure et de programme clair a empêché une alternative politique. Les violences, amplifiées médiatiquement, ont terni l’image du mouvement, tandis que les récupérations par l’extrême gauche ont semé la division (avec leur fond de commerce habituel totalement hors de propos). Puis, les concessions gouvernementales, les violences extrêmes contre les manifestants et le Covid-19 ont désamorcé la mobilisation, mais la colère, enracinée dans le sentiment d’être méprisé par des élites urbaines, perdure. Comme le souligne Guilluy, les Gilets jaunes ont révélé une fracture béante entre une France périphérique, attachée à ses valeurs et son mode de vie, et des métropoles mondialisées, déconnectées des réalités populaires.
Les Gueux : un héritage structuré, mais une naïveté républicaine
Les Gueux s’inspirent des Gilets jaunes, mais adoptent une approche plus organisée. Leur site centralisé, leurs actions pacifiques (courriers, manifestations), et leurs alliances avec des élus (David Lisnard, Robert Ménard) et des associations comme la Fédération française des motards en colère (FFMC) leur confèrent une légitimité institutionnelle. Jardin insiste sur un « encadrement républicain » pour éviter les dérives violentes et peser politiquement, ciblant les 20 millions de Français concernés par les ZFE.
Mais cette posture républicaine, qui mise sur le dialogue avec les élus, semble naïve. Les ZFE, comme les taxes sur le carburant, sont des politiques imposées par les mêmes responsables auxquels Jardin fait appel. Croire que ces élus, souvent alignés sur les injonctions européennes et métropolitaines, suspendront une mesure qu’ils défendent depuis des années relève d’un optimisme fragile. Cette confiance dans les institutions risque de limiter l’impact des Gueux, en les enfermant dans un cadre trop sage face à une politique qui, au-delà des ZFE, vise à marginaliser une France périphérique jugée trop conservatrice.
Un potentiel révolutionnaire face à une fracture profonde
Les ZFE ne sont qu’un symptôme d’une fracture plus profonde, que Guilluy analyse comme une relégation des classes populaires par des élites mondialisées qui renvoient leur avidité de déplacements sûrs et confortables vers les gueux chauffeurs de taxi ubérisés . En pénalisant l’automobile, pilier de la France périphérique, les ZFE disqualifient un mode de vie et des valeurs jugées archaïques par les métropoles progressistes. Cette dynamique alimente une colère explosive, que les Gueux pourraient canaliser. Leur base potentielle – 20 millions d’automobilistes, commerçants impactés, élus locaux – est massive. Leur rhétorique humaniste et leur organisation structurée pourraient fédérer au-delà des automobilistes, en ralliant ceux qui rejettent une écologie perçue comme un privilège métropolitain.
Mais des défis subsistent. Le risque de récupération par des partis politiques ou groupes de pression, déjà en embuscade, pourrait fracturer le mouvement. La stratégie pacifique, si elle évite les violences, risque de manquer d’impact face à un gouvernement habitué à désamorcer les contestations par des ajustements (comme limiter les ZFE à Paris et Lyon) ou en jouant la montre tout en divisant les Français. Enfin, les Gueux doivent proposer une écologie « inclusive » pour ne pas être taxés d’anti-écologisme.
S’ils dépassent l’apparente naïveté républicaine de Jardin et formulent des revendications claires – abrogation des ZFE, aides pour des véhicules abordables, moratoire –, les Gueux pourraient transformer une grogne en crise révolutionnaire. Comme le prédit Jardin, « quand les premiers PV tomberont, la révolte sera inévitable ». En capitalisant sur la colère d’une France périphérique humiliée, les Gueux pourraient raviver l’élan des Gilets jaunes et faire trembler un système qui sacrifie les classes populaires au nom d’une modernité mondialisée. Dans un pays où l’automobile incarne la liberté, ce mouvement pourrait également réécrire l’histoire sociale française et planter le dernier clou dans le cercueil.
Laisser un commentaire