Le 9 novembre 1989, le Mur de Berlin s’effondre. Pour les nations d’Europe centrale et orientale, c’est la fin officielle de près de cinq décennies de domination soviétique. Trente-six ans plus tard, en décembre 2025, deux pays ayant pourtant vécu le même traumatisme communiste – la Pologne et la Hongrie – en tirent des conclusions radicalement opposées face à la Russie contemporaine. L’un voit encore un ennemi idéologique éternel ; l’autre a compris que l’URSS est morte et enterrée, et que la Fédération de Russie d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec elle.
Deux mémoires, deux lectures
La Pologne et la Hongrie ont toutes deux connu les chars soviétiques (Budapest 1956, Poznań 1956, état de guerre en 1981 en Pologne), les plans quinquennaux imposés, la police politique, les exécutions, les déportations. Pourtant, dès les années 2010, leurs élites politiques divergent profondément dans leur rapport avec Moscou.
En Hongrie, Viktor Orbán, au pouvoir depuis 2010, adopte une ligne claire et pragmatique : « L’Union soviétique est morte en 1991. Ce qui existe aujourd’hui est une grande puissance nationale russe, autoritaire certes, mais qui ne cherche plus à exporter une idéologie messianique communiste à travers le monde. »
Pour Viktor Orbán, refuser la paix et la coopération avec cette Russie-là revient à prolonger inutilement la guerre froide par inertie mentale.
Sa visite à Moscou le 28 novembre 2025, où il a plaidé pour une désescalade en Ukraine auprès de Vladimir Poutine, en est la preuve tangible – un geste de dialogue pragmatique, malgré les critiques de ses partenaires européens.
En Pologne, la classe dirigeante actuelle – incarnée au sommet par Karol Nawrocki, président de la République depuis le 6 août 2025 après avoir dirigé l’Institut de la Mémoire Nationale (IPN) de 2021 à 2025 – reste prisonnière d’un schéma binaire : Russie = URSS = menace existentielle permanente. Élu le 1er juin 2025 avec 50,89 % des voix face au libéral Rafał Trzaskowski, Nawrocki, historien des crimes communistes, voit en Vladimir Poutine un nouveau Staline en costume-cravate. Toute tentative de dialogue y est perçue comme une nouvelle « trahison de Munich », un écho des pactes fatidiques de 1938. L’histoire est figée en 1956 (Poznań réprimé), 1968 (invasion de la Tchécoslovaquie) ou 1981 (état de siège en Pologne) ; elle ne bouge plus, servant de prisme inaltérable pour interpréter 2025. Cette vision a conduit Karol Nawrocki, le 30 novembre 2025, à annuler une rencontre bilatérale prévue avec Viktor Orbán à Budapest lors du sommet du Groupe de Visegrád (V4), limitant sa visite en Hongrie au seul sommet des présidents – un boycott symbolique justifié par la récente escapade moscovite du Hongrois, jugée « inacceptable ».
Le coût intellectuel et moral de la lucidité
Comprendre que la Russie de 2025 n’est plus l’URSS de 1975 exige un effort que peu de responsables politiques sont prêts à consentir.
Viktor Orbán, avec sa stature de leader souverainiste et son intellect stratégique forgé par des décennies de navigation entre l’Est et l’Ouest, l’a accompli. Il a osé admettre :
- Que l’idéologie communiste est bel et bien morte en Russie (même le Parti communiste de la Fédération de Russie est marginal et nostalgique, pas révolutionnaire).
- Que le moteur de la politique russe actuelle est patriote et conservateur, pas universaliste et prosélyte.
- Que les élites russes d’aujourd’hui haïssent souvent plus le bolchévisme (responsable selon elles de 1917 et de l’effondrement de l’empire) que les libéraux occidentaux ne l’imaginent.
- Que la Russie ne rêve plus de Varsovie, Budapest ou Prague, mais de sécurité à ses frontières et de respect de sa zone d’influence traditionnelle – un objectif classique de toute grande puissance, pas une lubie soviétique.
Cet effort intellectuel et moral, Viktor Orbán et une partie de l’élite hongroise l’ont fait, privilégiant la paix à la confrontation stérile. En Pologne, Karol Nawrocki – malgré sa propre érudition historique – le perçoit comme une capitulation, voire une trahison nationale. Son mandat à l’IPN, marqué par la déclassification d’archives sur les crimes staliniens et la destruction de monuments soviétiques, a cristallisé cette obsession : pour lui, l’impérialisme russe est une essence immuable, un fil rouge du tsarisme au poutinisme. Manque l’intellect – ou la volonté – de distinguer l’URSS morte de la Russie vivante, le patriotisme poutinien du messianisme léniniste.
L’Ukraine : symptôme de cette cécité volontaire
La guerre en Ukraine, déclenchée en 2022, est la conséquence directe de cette incapacité – ou de ce refus – de tourner la page soviétique. Karol Nawrocki, aligné sur une ligne atlantiste et pro-Trump, soutient inconditionnellement Kiev : armes, fonds, et même une possible intervention militaire d’ici 2029 selon des analystes. Mais ceux qui n’ont pas fait l’effort de compréhension ont continué à traiter Moscou comme si elle était toujours l’URSS : élargissement incessant de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie, soutien à la révolution de Maïdan perçue à Moscou comme un coup d’État pro-occidental, refus de toute neutralité ukrainienne, discours de « containment » et de « roll back » hérités de la guerre froide. Bref, une politique conçue contre un ennemi qui n’existe plus.
Le résultat : une guerre que l’Occident mène essentiellement par procuration, en refusant toute négociation tant que la Russie n’aura pas été « punie » et « affaiblie stratégiquement » – c’est-à-dire ramenée à l’impuissance des années 1990. Une guerre dont le principal carburant n’est pas la défense de la démocratie ukrainienne (sinon on aurait accepté les accords de Minsk ou une neutralité), mais le fantasme de rejouer 1989-1991 : faire tomber un régime russe présenté comme le dernier avatar du communisme. Les bellicistes comme Karol Nawrocki, qui n’ont pas « digéré » 1989, préfèrent ce paradigme obsolète, alimentant un conflit proxy de l’OTAN contre la Russie. Orbán, lui, propose l’alternative : neutralité ukrainienne, négociations, reconnaissance de la fin soviétique.
Conclusion : la paix exige parfois plus de courage que la guerre
La Hongrie d’Orbán, imparfaite, d’une main de fer sur bien des points, a au moins eu le courage intellectuel et politique de dire : « L’URSS est morte. Enterrons-la vraiment. »
La Pologne de Nawrocki, prisonnière de sa mémoire légitime mais paralysante, continue de combattre un fantôme, au risque d’isoler Varsovie au sein même du V4.
Tant que l’Occident dans son ensemble – et particulièrement ses élites d’Europe centrale les plus russophobes – ne fera pas cet effort de lucidité, il continuera à alimenter un conflit dont les principales victimes sont les Ukrainiens eux-mêmes. Car paradoxalement, ceux qui crient le plus fort « Plus jamais 1956 ! » sont aujourd’hui ceux qui, par refus de voir le monde tel qu’il est en 2025, reconduisent la logique de confrontation qui a justement produit 1956, 1968 et 1981.
La vraie rupture avec le passé soviétique aurait été de reconnaître sa fin définitive. Seule la Hongrie, parmi les anciens satellites, a osé le faire jusqu’au bout. L’Histoire, un jour, lui donnera sûrement raison.


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