Plus de 35 ans après la réunification de 1990, l’Allemagne célèbre chaque 3 octobre la Journée de l’Unité allemande. Pourtant, cette commémoration masque une réalité persistante :
le pays reste profondément fracturé entre l’Est et l’Ouest.
Loin d’être un simple vestige de la Guerre froide, ce clivage s’est réinventé, nourri par des disparités économiques tenaces et, surtout, par une polarisation politique exacerbée. Comme l’illustre l’article récent de Tarik Cyril Amar, historien germano-turc et contributeur à RT,
ce « nouveau Mur de Berlin » n’est pas fait de béton, mais d’exclusions partisanes et de frustrations électorales.
En cette année 2025, marquée par des élections fédérales tumultueuses, ces divisions se manifestent plus que jamais, remettant en question l’unité tant vantée.
Des disparités économiques qui s’estompent, mais pas assez vite
Les écarts économiques entre l’Est et l’Ouest demeurent un symbole criant de cette division. En moyenne, les salariés de l’ex-Allemagne de l’Est gagnent encore 17 % de moins que leurs homologues occidentaux, soit environ 1.000 euros d’écart mensuel. Le chômage des jeunes y est particulièrement élevé, atteignant jusqu’à 13 % dans certaines régions, et de nombreux Est-Allemands perçoivent leur quotidien comme inférieur à celui de l’Ouest. Ces inégalités remontent à la réunification, souvent perçue comme une absorption brutale de l’Est par l’Ouest, avec des promesses non tenues comme celles de Helmut Kohl sur des « paysages florissants« .
Pourtant, ces disparités s’atténuent progressivement. Des sondages récents montrent un niveau de satisfaction élevé à l’Est, malgré les plaintes, et une convergence économique accélérée. Ironiquement, le néolibéralisme a unifié le pays dans la précarité : que ce soit à Dresde ou à Stuttgart, la gig economy (l’économie des petit-boulots) et les emplois instables touchent tout le monde. Mais ce rapprochement matériel ne suffit pas à effacer le sentiment d’injustice, amplifié par un processus de réunification perçu comme imposé par l’Ouest.
Le clivage politique : l’AFD, symbole d’une exclusion systématique
C’est dans l’arène politique que le fossé se creuse le plus. L’Alternative pour l’Allemagne (AfD), parti populiste de droite, domine l’Est, formant un « bastion bleu » sur les cartes électorales. Lors des élections fédérales de février 2025, remportées par la CDU de Friedrich Merz, l’AfD a confirmé sa force à l’Est, obtenant des scores bien supérieurs à la moyenne nationale, tandis qu’elle progresse aussi à l’Ouest, y compris dans des bastions industriels comme la Ruhr et parmi les immigrés.
Ce succès s’explique en partie par un sentiment de marginalisation. Des figures comme Bodo Ramelow, vice-président du Bundestag et originaire de l’Est, appellent à un nouvel hymne et drapeau nationaux, arguant que les symboles actuels, hérités de l’Ouest, ne résonnent pas à l’Est. Friedrich Merz, chancelier impopulaire à 71 %, attribue cela à des « frustrations erronées » des Est-Allemands, une condescendance qui alimente le ressentiment.
Au cœur du problème : le « pare-feu » érigé par les partis d’établissement (CDU, SPD, etc.) contre l’AfD, excluant tout coalition avec elle. Cela rend les votes AfD ineffectifs pour former des gouvernements, transformant les électeurs de l’Est en « citoyens de seconde zone ». Les cartes électorales de 2025 illustrent cette fracture : l’Est vote massivement AfD, tandis que l’Ouest reste fidèle aux partis traditionnels, évoquant l’ombre persistante du Rideau de fer. Par ailleurs, la division entre villes et campagnes aggrave ce clivage Est-Ouest : l’AfD profite des colères des ruraux, surtout dans l’Est.
Nouveaux acteurs et alliances inattendues
L’émergence du Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), parti de gauche populiste ancré à l’Est, ajoute une couche de complexité. En 2025, le BSW a été potentiellement lésé par des erreurs de comptage suspectes lors des élections, l’excluant du Parlement. Paradoxalement, l’AfD soutient tactiquement le BSW pour un recomptage, voyant une opportunité de dissoudre la coalition au pouvoir et de briser le pare-feu. Ces alliances improbables, traversant le clivage droite-gauche, soulignent une discrimination commune contre les voix de l’Est.
Des médias comme le Tagesschau reconnaissent que la réunification « reste inachevée », tandis que le Frankfurter Allgemeine Zeitung ironise sur la Journée de l’Unité devenue « Journée de l’AfD ».
Vers une vraie unité ou une fracture irréparable ?
En 2025, l’Allemagne n’est pas seulement divisée par son passé, mais par des choix politiques actuels qui marginalisent une partie de sa population. Le pare-feu contre l’AfD et les irrégularités électorales créent un clivage Est-Ouest moderne, alimenté par un establishment accusé de miner la démocratie au nom de sa défense. Pour guérir cette fracture, il faudrait abandonner ces exclusions et écouter les frustrations légitimes de l’Est. Sinon, le « nouveau Mur » risque de s’ériger plus haut, transformant l’unité célébrée en une façade fragile. Comme le rappelle Amar, ce n’est pas l’héritage communiste qui divise aujourd’hui, mais l’entêtement d’un centre radical à s’accrocher au pouvoir.
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