Dans un entretien récent diffusé sur YouTube, le professeur Jeffrey Sachs, économiste renommé et directeur du Center for Sustainable Development à l’Université Columbia,
analyse les efforts persistants des États-Unis pour renverser le gouvernement vénézuélien.
Intitulée Changement de régime au Venezuela : pétrole et politique de gangsters, la discussion met en lumière une histoire longue de plus de deux décennies d’interventions américaines, motivées par des intérêts pétroliers, idéologiques et géopolitiques. Jeffrey Sachs critique vivement ces pratiques, qu’il qualifie de « vulgaire et flagrante » , et propose une alternative basée sur des « sphères de sécurité » pour éviter les conflits entre grandes puissances.
Une pratique courante de la politique étrangère américaine
Sachs commence par contextualiser le cas vénézuélien dans l’histoire plus large des opérations de changement de régime menées par les États-Unis. « Le changement de régime est un outil central de la politique étrangère des États-Unis » , explique-t-il. Il recommande l’ouvrage de Lindsey O’Rourke, Covert Regime Change (2018), qui documente 70 opérations similaires entre 1947 et 1989, dont 64 clandestines.
Ces interventions incluent des coups d’État, des guerres, des troubles internes ou des fuites de dirigeants, souvent niées officiellement malgré leur évidence.
Au Venezuela, cette stratégie remonte à au moins 2002, avec une tentative de coup d’État contre Hugo Chávez, le prédécesseur de Nicolás Maduro. Les États-Unis, impliqués au minimum par leur connaissance préalable, ont rapidement soutenu le gouvernement post-coup avant de nier toute responsabilité. Depuis, les justifications ont varié : idéologiques, économiques, et plus récemment, liées au narcotrafic – une excuse que Sachs qualifie de « fragile » et « tragiquement comique » . Il note que l’administration Trump s’est vantée d’avoir chargé la CIA d’opérations internes, a imposé une prime de 50 millions de dollars sur Maduro et a déployé une flotte navale près des côtes vénézuéliennes.
Ces actions, selon Sachs, minent les sociétés ouvertes : les ONG, les médias et les échanges culturels deviennent des outils perçus comme des armes de subversion. « Cela détruit la démocratie », affirme-t-il, car les gouvernements ciblés réagissent en réprimant les institutions pour se protéger des ingérences extérieures.
Les motivations multiples derrière l’opération vénézuélienne
Jeffrey Sachs insiste sur le fait que la politique américaine au Venezuela n’est pas l’œuvre d’un seul président, mais d’un « État profond » impliquant la CIA depuis George W. Bush jusqu’à Joe Biden. Les motivations sont plurielles :
– Idéologique : Le Venezuela, sous Chávez et Maduro, représente un régime de gauche et nationaliste, opposé à l’hégémonie américaine dans l’hémisphère occidental. Jeffrey Sachs rappelle le corollaire Roosevelt à la doctrine Monroe (1904), qui justifiait les interventions pour renverser des gouvernements réformistes, comme au Guatemala en 1954 ou au Guyana en 1961.
– Pétrolier : Le Venezuela détient les plus grandes réserves prouvées de pétrole au monde, notamment dans la ceinture de l’Orénoque. Nationalisée dans les années 1970, l’industrie (via PDVSA) a vu Chávez imposer une majorité d’intérêts vénézuéliens dans les concessions, provoquant la colère d’ExxonMobil et Chevron. Jeffrey Sachs note que la lauréate du prix Nobel de la paix 2024, María Corina Machado, promet ouvertement d’ouvrir ces ressources aux intérêts américains si elle accède au pouvoir. De plus, le conflit territorial avec le Guyana, riche en pétrole et exploité par ExxonMobil, ajoute une couche d’intérêt économique.
– Politique intérieure : Des figures comme Marco Rubio, ancien sénateur de Floride et nommé secrétaire d’État sous Trump, exploitent la cause pour courtiser la communauté expatriée anti-Maduro en Floride, un État pivot pour les élections présidentielles.
– Géopolitique : Le Venezuela s’est allié à la Russie (fournisseur d’armes) et à la Chine, transformant le conflit en une bataille par procuration. Sachs y voit un risque d’escalade similaire à la guerre en Ukraine, provoquée par l’ingérence américaine dans le voisinage russe.
Sous Trump, les sanctions ont écrasé l’économie vénézuélienne, réduisant le PIB de 70 % selon les estimations officielles – un « cataclysme » inédit en temps de paix. En 2019, les États-Unis ont même déclaré Juan Guaidó « président intérimaire » depuis le Bureau ovale, saisissant les actifs de PDVSA pour les lui attribuer. Jeffrey Sachs révèle également un dîner en 2017 où Donald Trump a ouvertement suggéré d’envahir le Venezuela, idée qu’il rumine depuis huit ans.
Critique acerbe du prix Nobel de la paix
Sachs exprime son indignation face à l’attribution du prix Nobel de la paix 2024 à María Corina Machado, qu’il voit comme une tentative de légitimer un changement de régime. « C’est d’une vulgarité sans nom » , dit-il, soulignant que Machado appelle à une intervention militaire en violation de la Charte des Nations Unies. Il compare cela à d’autres attributions controversées, comme celle d’Obama en 2009, qui a ensuite imposé des sanctions au Venezuela. Pour Jeffrey Sachs, ce prix promeut la guerre sous couvert de démocratie, perpétuant l’idée que « la guerre, c’est la paix » .
Vers des « sphères de sécurité » pour un monde multipolaire
Face à la multipolarité croissante, Jeffrey Sachs propose de remplacer les « sphères d’influence » par des « sphères de sécurité« . Les grandes puissances (États-Unis, Russie, Chine) devraient éviter de déployer des forces militaires dans les zones sensibles des autres : pas d’élargissement de l’OTAN en Ukraine ou en Géorgie, pas d’armement russe au Venezuela ou à Cuba. Cela s’inspirerait de la politique du « bon voisinage » de Franklin D. Roosevelt (1933), répudiant les interventions impérialistes. « Nous ne voulons pas que vous armiez le Venezuela, et nous ne nous ingérons pas dans votre voisinage« , résume-t-il.
Cette approche, argue Sachs, éviterait les guerres entre grandes puissances, comme en Ukraine ou potentiellement à Taïwan. Elle reconnaîtrait la souveraineté des petits pays tout en limitant les ingérences militaires extérieures. Mais tout cela est-il possible avec un état profond qui dicte ses lois jusqu’au bureau ovale ?
Un avertissement pour l’avenir
Cet entretien avec Jeffrey Sachs, animé par Glenn Diesen, met en garde contre les dangers d’une politique étrangère américaine basée sur le renversement plutôt que le dialogue. Au Venezuela, les enjeux – pétrole, idéologie et rivalités géopolitiques – risquent de dégénérer en conflit ouvert, surtout avec le retour de Donald Trump au pouvoir. Sachs appelle à une réflexion urgente : dans un monde multipolaire, les États-Unis doivent prioriser la stabilité plutôt que l’hégémonie, sous peine de conséquences dévastatrices pour tous.


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